Chroniques de l’urgence

Points de bascule

d'Lëtzebuerger Land du 11.07.2025

Ces temps-ci, lorsque des climatologues experts des points de bascule se réunissent et se mettent mutuellement au courant des résultats de leurs recherches, l’humeur est sombre. A Exeter, ville universitaire dans le sud-ouest de l’Angleterre, qui en a accueilli quelque 200 pour une « Global Tipping Points Conference » la semaine dernière, les scientifiques ont néanmoins tenu à insister aussi sur les potentiels effets d’emballement positifs que représentent les énergies renouvelables et l’électrification.

Le réchauffement planétaire suit, en partie au moins, une logique linéaire, où chaque quantité de gaz à effet de serre ajoutée à l’atmosphère se traduit par une augmentation proportionnelle de la température globale : C’est le « forçage climatique », habituellement exprimé en watts par mètre carré. Mais le système terrestre renferme aussi ces points de bascule où la linéarité est remplacée par un effet d’accélération auto-entretenu. Un peu comme lorsqu’une boule, poussée à bout de bras le long d’une pente ascendante, atteint le sommet et se met à rouler d’ellemême. Ces phénomènes donnent des sueurs froides aux climatologues à cause de leur caractère largement irréversible. Il faut éviter de les atteindre à tout prix sous peine que notre planète devienne définitivement inhabitable. Certains de ces écueils ont déjà frappé, d’autres sont tapis dans l’ombre. Tous pourraient avoir des impacts extrêmes. À Exeter, les travaux se sont conclus par un appel urgent aux dirigeants politiques, qui leur enjoint que c’est notre survie collective qui est en jeu.

Victimes du réchauffement accéléré des océans, les récifs coralliens, foyers de biodiversité exceptionnels, ont déjà franchi leur point de bascule et meurent sous nos yeux, ont rappelé les chercheurs. Soit la perte irréversible d’un univers d’une richesse biologique et d’une beauté à couper le souffle, mais aussi un péril extraordinaire pour les centaines de millions de riverains qui en dépendent pour leur subsistance.

Les victimes humaines des autres grands points de bascule identifiés se comptent, eux, en milliards. Particulièrement menaçants, l’effondrement des courants océaniques et le dépérissement de la forêt amazonienne sont les suivants de cette « cascade » macabre. L’appel d’Exeter s’adresse particulièrement à ceux qui vont participer à la fin de l’année à Belém, au Brésil, à la trentième COP. La présidence de cette conférence a insisté ces derniers mois sur la nécessité de prendre en compte les points de bascule, y compris ceux qui, à l’inverse de ceux de nature géophysique, sont susceptibles d’aider l’humanité. En effet, dans les domaines économiques et technologiques, l’adoption massive des énergies renouvelables ou l’électrification à marche forcée des transports et d’autres activités, sujettes elles aussi à des mécanismes d’emballement grâce aux d’effets d’échelle et aux baisses drastiques de prix qui les caractérisent ces dernières années, offrent des perspectives encourageantes en ce qu’elles permettraient d’inverser radicalement la tendance. Mais, pour que cela se produise, ce sont des « actions immédiates, sans précédent » qui sont nécessaires, préviennent les chercheurs.

La première cartographie des points de bascule date de 2008. Tim Lenton, co-organisateur de la conférence et professeur de changement climatique à l’université d’Exeter, a noté, dans un entretien au Guardian, que depuis, « on en a ajouté bien plus qu’on en a retiré » et que « nous nous en sommes malheureusement rapprochés bien plus que nous ne le pensions ».

Parmi ceux qui sont déjà intervenus, en plus des récifs coralliens, Lenton en cite deux relatifs à la cryosphère : la banquise antarctique occidentale, la plus inquiétante, qui est entrée dans une spirale de fonte auto-entretenue et qui à elle seule menace de faire monter les océans de 1,2 mètre. Celle du Groenland, dont la perte de masse s’accélère. Des parties du permafrost ont déjà passé des points de bascule localisés, un phénomène qui ajoute du méthane et du dioxyde de carbone à l’atmosphère.

Malgré le sabotage systématique entrepris par l’actuelle administration américaine à l’encontre de tous efforts de décarbonation quels qu’ils soient, Tim Lenton entrevoit un chemin vertueux qui permettrait de mettre en branle des points de bascule économiques et techniques positifs et de les déployer à l’échelle mondiale : « Si l’Union européenne et la Chine se coordonnaient, cela pourrait être assez pour faire pencher la balance vers les alternatives propres et vertes. Même avec Donald Trump aux États-Unis, ce qu’il y a de beau avec les points de bascule, c’est que tout le monde ne doit pas être à bord pour faire pencher la balance ; typiquement il faut un cinquième pour faire basculer vers la nouvelle alternative et alors vous vous retrouvez dans une situation où tout le monde est obligé de suivre ».

L’idée d’utiliser des effets d’accélération vertueux pour parer aux risques de points de bascule cataclysmiques est assurément séduisante. Pour l’heure, cependant, la posture des dirigeants semble consister plutôt à attendre l’irruption des catastrophes pour bouger, une attitude hélas condamnée à l’échec à cause de ces points de non-retour.

Jean Lasar
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