La Fondation Beyeler de Bâle organise la première grande rétrospective célébrant l’œuvre de Yoyoi Kusama

Des petits pois dans la tête

d'Lëtzebuerger Land vom 19.12.2025

Tout juste âgée de dix ans, la jeune Yoyoi Kusama dessine un portrait de femme, chevelure au vent, un jour de neige (Untitled, 1939). Des flocons, formés de points de différentes tailles, se dispersent dans le ciel et se déposent sur son visage et son kimono, comme s’il y avait extension du paysage au sein de l’humain. Au verso se cache un second dessin, figurant cette fois-ci un vase à fleur, là encore criblé de points. Ici débute l’histoire de l’artiste japonaise avec le point, le pois, le mot étant le même en anglais (dot), qui deviendra l’une des caractéristiques de son œuvre. Un motif universel, présent aussi bien dans l’art brut (Gaston Chaissac, Jean Vodaine) que dans l’art aborigène, auquel l’artiste s’identifie et qui la relie au cosmos, comme elle le note dans Manhattan Suicide Addict, son autobiographie hallucinée publiée en 1978 à son retour au Japon. « Je suis un pois. (…) La terre est un pois. Le soleil a la forme d’un pois. La lune aussi. Le pois n’a pas d’existence individuelle », écrit-elle, car c’est tout ensemble que ces particules de vie forment une lign(é)e.

Née en 1929 à Matsumoto, petite ville au centre de l’archipel, Kusama grandit au sein d’une famille de pépiniéristes et de semenciers. Graines, arbres et fleurs composent son environnement familier. L’une des rares photographies que l’on possède de son enfance la montre le visage entouré de fleurs. C’est dans un champ de violettes situé à proximité de la maison familiale, parmi les fleurs agitées par le vent, qu’elle vit pour la première fois apparaître un visage. Dès 1948, elle parvient à s’arracher du foyer familial et à rejoindre Kyoto pour y étudier la peinture traditionnelle, avant de se tourner en autodidacte vers la peinture à huile en réaction à l’enseignement académique. Les toiles de cette période que rassemble la Fondation Beyeler déclinent toutes des motifs circulaires et organiques qui actent de l’unité du vivant. Ainsi de son Autoportrait de 1950, dont la forme circulaire du visage peut être vu tout à la fois comme une fleur, un fœtus, un soleil. Analogies et métamorphoses rendent instable le visible, à la façon d’une hallucination. Les équivoques perceptives sont d’ailleurs sciemment entretenues par Kusama, comme l’atteste la continuelle porosité entre le terrestre et les astres (Dots and the Moon, 1957), l’intérieur et l’extérieur, le microscopique et le général (La nuit, 1953). Un principe organique puisé dans la nature qu’elle applique jusque dans une glaçante représentation d’explosion atomique (Bombe atomique, 1954), où l’on entrevoit un visage, un œil et des mèches de cheveux en train de se détacher du crâne…

Devenue une icône pop à l’instar de Niki de Saint Phalle, Yoyoi Kusama est pourtant hantée par la maladie, l’errance, le suicide. Lorsqu’elle raconte, dans son autobiographie, sa jeunesse au Japon, elle évoque mystérieusement une « enfance blessée » (par un mal jamais désigné). Au sein d’une société nippone encore très conservatrice, épouser la vie d’artiste n’a rien d’évident, surtout lorsque l’on est une femme. Son envol pour les États-Unis, dès 1957, se veut émancipateur. Son installation, à Seattle brièvement puis à New York principalement, est favorisée par Georgia O’Keeffe, la célèbre peintre des fleurs avec laquelle Kusama entretient depuis plusieurs mois une correspondance. Si ce long séjour américain (1957-1973) se révèle riche en reconnaissance et en de multiples expériences artistiques (happening, confection de vêtements, orgies), il s’avèrera aussi profondément destructeur et chaotique, marqué par toutes sortes d’excès. Le scandale est alors revendiqué par Kusama comme un mode d’expression à part entière, tout en se distanciant de l’action painting, mouvement auquel elle est malgré elle associée. La plasticienne se présente, telle une maquerelle, comme une « dealeuse d’homos », dont elle s’entoure tout particulièrement car elle n’éprouve aucune attirance pour le sexe opposé. Elle orchestre avec eux des orgies sexuelles, préside à elle seule l’église des pois, où elle sacrera le premier mariage homosexuel des USA, et tourne aux somnifères, à l’héroïne et au LSD.

Dans Manhattan Suicide Addict, son pouvoir métamorphique est continu. Ainsi se décrit-elle comme un garçon durant son enfance, quand d’autres passages de ce livre la font passer pour un lapin ou une fleur... L’artiste s’identifie à tout, glisse d’une espèce à l’autre avec agilité, affirme à plusieurs reprises son refus de devenir adulte. Il n’est dès lors pas étonnant que Kusama se chargera, en 2012, d’illustrer Alice aux pays des merveilles de Lewis Caroll. Une pièce du parcours donne toute place à ses performances new-yorkaises, comme celle où on la voit peindre dans un lac, en sorte que des tâches de couleur flottent poétiquement à la surface de l’eau (Kusama’s Self Obliteration, 1967). Une autre la montre entourée d’homos dont elle a peint les vêtements et les corps, qu’elle a transformés en « toiles humaines ». Autant d’actes performatifs qui débordent le périmètre du cadre pour explorer toute l’étendue du réel, conformément à ce principe qu’elle énonce : « Un jour, mon pinceau a quitté, en dehors de ma volonté, les limites de la toile et a commencé à recouvrir de pois la table, puis le sol, pour aller partout dans la pièce ».

L’artiste a réalisé une installation à partir de miroirs convexes (Invisible Life, 2000-2025), comme un lointain écho à celle qu’elle avait réalisé en 1966 à l’invitation de Lucio Fontana et qui est également visible aux abords du musée de Renzo Piano (Narcissus Garden, 1966-2025). On y entend lire ses poèmes et l’on découvre les nombreux romans qu’elle a écrits. Son œuvre textile, cousue au mitan des années 1960, est également mise en avant, parsemée de formes phalliques (Ennui, 1976). Tout un ensemble de vêtements féminins sont exposés, sur lesquels elle greffe de véritables pates qu’elle recouvre d’une teinte argentée (Macaroni Dress, 1964). Une technique qu’elle a apprise durant la guerre, lorsque, adolescente, elle confectionnait des parachutes dans une usine militaire.

Âgée aujourd’hui de 96 ans, et vivant toujours en hôpital psychiatrique à proximité de son studio, Yoyoi Kusama est encore active. En témoignent les citrouilles et autres courges qu’elle décline sur de grands formats, en peinture comme en sculpture. Spécialement pour l’exposition à Beyeler, une installation immersive a été conçue avec des éléments gonflables, en guise de finale à la manifestation, où l’on peut cheminer dans un décor ponctué de points noirs sur un fond jaune uni. Des « Polka Dots », encore et toujours, qui constituent bien le fil conducteur de l’exposition helvète. Laquelle, en rassemblant plus de 300 œuvres de la Japonaise, représente la plus importante manifestation jamais réalisée en Suisse.

Exposition Yoyoi Kusama, jusqu’au 25 janvier 2026 à la Fondation Beyeler

Loïc Millot
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