À Metz, une sélection d’œuvres de l’inclassable peintre issu du mouvement Cobra

Alechinsky, des arbres et de l’écrit

d'Lëtzebuerger Land vom 31.10.2025

Âgé aujourd’hui de 98 ans, Pierre Alechinsky fait l’objet d’une exposition monographique à la galerie PJ, intitulée Varappe végétale. Les deux jeunes fondateurs, Pierre Funes et Ji Sun, ont réuni à cette occasion des livres d’art illustrés, des gravures et des lithographies de grand format, des peintures et sculptures, l’ensemble offrant un bel aperçu de la production protéiforme de l’artiste franco-belge. Une initiative d’autant plus nécessaire que le dernier accrochage de Pierre Alechinsky à Metz remontait à 1985.

Ainsi l’espace lumineux de la galerie messine se peuple d’arbres, de paysages maritimes, d’étranges effigies antiques, et de rares lettres anciennes servant de palimpsestes à de sauvages aquarelles de facture expressionniste. Ce sont là autant de fenêtres ouvertes sur le dehors ou l’inconnu, d’invitations au voyage pour l’œil du spectateur. Les pièces les plus anciennes datent de 1962, époque à laquelle Alechinsky cesse de peindre à l’huile pour privilégier des matériaux ductiles comme l’encre de Chine et l’aquarelle. Ce sont trois petites eaux fortes en couleur éditées à Milan, issues de la série des Quelques vieilles lignes. Trois créatures composites qui évoquent les étranges figures de son compère René Magritte, aussi bien que celles d’Arcimboldo. L’une est en effet affublée d’un feuillage épais, quand une autre mêle le végétal aux attributs marins de la sirène. La dernière figure relève de la caricature, rapprochant deux profils grotesques, animal et humain. Le trait est à chaque fois libéré, spontané, la ligne esquissée, dans l’esprit de Cobra, ce mouvement qui a vu le jour en 1948 autour de poètes (Christian Dotremont, Joseph Noiret) et de peintres (Constant, Karel Appel, Asger Jorn) qui ont souhaité s’affranchir des académismes en vigueur en Occident. Le nom du mouvement vient de la contraction des villes d’où venaient les artistes : Copenhague, Bruxelles et Amsterdam.

Sur la même cimaise, à proximité de ces trois gravures, trois aquarelles de format supérieur rivalisent d’agressivité chromatique. Toutes trois réalisées en 2013, elles procèdent également d’un même principe esthétique : celui de composer à partir d’un matériau préexistant, servant à la fois de support et de sous-texte. Il s’agit en l’occurrence de lettres anciennes, au contenu et à l’adresse partiellement lisibles. On déchiffre, sur l’une d’entre elles (En ces circonstances), une rue (« 10 rue du Grand chantier, Paris ») mais aussi un nom : celui de Georges Bataille, propriétaire d’une imprimerie qui sera ensuite propriété des Mourlot, célèbre famille française d’imprimeurs connue pour avoir lithographié les plus grands artistes, de Picasso à Dubuffet en passant par Chagall et André Masson. L’élégante écriture gracieusement apposée sur le papier se mêle à la couleur, ou disparaît sous les touches du pinceau qui donnent forme à une figure humaine rudimentaire. Dans une seconde aquarelle, où apparait la même destination (« Monsieur Bataille »), le peintre entrelace à nouveau texte et figure humaine, l’événement de la couleur et l’anecdotique consigné par écrit : « J’attends après les bandes chromo que je vous ai remise et que vous deviez me remettre le surlendemain. Voilà de cela trois semaines. Il n’est pas possible d’être plus négligent. Veuillez je vous prie me faire dire si vous voulez vous occuper de cela. Je vous salue. », y lit-on. L’effet obtenu par la lisibilité de cet extrait, particulièrement comique à la lecture, est proche de l’esprit dada. Sur une autre aquarelle (Marthe, amie de Bram Van Velde), Alechinsky a peint une figure humaine de profil, constituée seulement de quelques lignes à l’encre de Chine et de la matérialité du papier, orné de sceaux et de médailles estampillés « Napoléon III ».

Plus avant, Pierre Alechinsky poursuit son exploration de l’écrit à travers l’illustration de livres. Ainsi L’or noir (2011), qui comprend trois gravures signées de l’artiste sur un texte de Yves Peyré, Temps Opéra (1991) d’Eddy Devolder et Suites 1 (1995), qui inclut un texte d’Alechinsky et douze lithographies de grand format. L’ouvrage vient même boucler l’entreprise inaugurée par Georges Bataille, Suites 1 ayant été édité par l’Atelier Bordas qui n’est autre que le successeur du maître-lithographe Fernand Mourlot. Dans un registre sculptural, un merveilleux exemplaire de la série de livres réalisé en terre chamottée est posé devant la cimaise. Sur la tranche de ce Livre de Pierre (1994) est indiqué le titre (Aperçu), assorti d’une figure d’escargot. Virtuose, le plasticien formé à La Cambre à Bruxelles et à la religion du Livre (son père, de confession juive, a fui les pogroms de Russie) laisse entrevoir une feuille paginée, sur laquelle il est possible de discerner quelques fragments de phrase.

Les autres pièces réunies pour l’occasion font l’éloge du terrestre : deux grandes lithographies verticales, Persistance et D’Arbres et encre (2013), qui donnent corps à d’immenses arbres aux ramures crépues. Y est appliqué le principe des marges encadrant une figure centrale, qu’Alechinsky met en œuvre depuis son séjour à New York au milieu des années 1960. Par la vue vertigineuse dont il dispose alors depuis l’atelier de son ami Walasse Ting, qui l’initiera à la pratique de la calligraphie orientale, Alechinsky hallucine littéralement Central Park, qu’il perçoit, selon ses termes, comme « une gueule débonnaire de monstre ». Il entoure ce grand monstre de « remarques marginales », une expression empruntée au vocabulaire de l’estampe qui fait depuis office de signature pour Alechinsky. Deux œuvres montrent par ailleurs son utilisation originale de la prédelle médiévale, qui désigne la partie inférieure d’un retable où plusieurs vignettes déclinent de petites scènes en parallèle du sujet principal. D’un côté, une lithographie qui donne son titre à l’exposition (Varappe végétale, 1995), où un arbre croît à partir d’une prédelle scandée en plusieurs vignettes, à la façon d’une bande-dessinée. De l’autre, et c’est assurément le clou du spectacle : Triade (2005), peinture à l’acrylique où Alechinsky extrait de la culture égyptienne la figure d’un sphinx trônant en majesté. Sous cette figure antique qui renoue avec le profil de certaines de ses aquarelles écrites, se tiennent en prédelle quatre petites fenêtres non moins énigmatiques, par lesquelles Alechinsky fraye d’obscures chemins. L’aventure vers l’inconnu continue...

Exposition de Pierre Alechinsky, Varappe végétale, jusqu’au 15 novembre à la galerie PJ à Metz

Loïc Millot
© 2025 d’Lëtzebuerger Land