Aperçu des choix de la génération montante à la galerie Reuter Bausch avec les céramiques marines de Camille Correas et le récit en peinture du voyage de Sacha Cambier de Montravel dans les calanques

Une odyssée

Le voyage de Sacha Cambier de Montravel, inspiré par la mythologie
Photo: Samantha Wilwert
d'Lëtzebuerger Land du 01.03.2024

d’Land : Pierre El Khouri, vous êtes le curateur de cette exposition. Comment en êtes-vous arrivé à travailler avec Julie Reuter ?

Pierre El Khouri : J’ai commencé à travailler à Paris, à la galerie Nathalie Obadia. J’ai ensuite été directeur de la galerie Almine Rech après des études de management de la culture où l’on apprend à gérer l’aspect financier, économique du marché de l’art. Une galerie, c’est une entreprise. C’est comme ça que j’ai connu Julie Reuter.

Pourquoi avoir choisi ces deux artistes et qui sont-ils ?

Je les ai tout d’abord choisis parce que je les trouve singuliers dans leur moyen d’expression. Camille Correas avec la céramique et Sacha Cambier de Montravel dans un mode de la peinture que l’on peut appeler « classique ». Je pense à cette exposition depuis octobre dernier. Y compris en ce qui concerne le choix des couleurs des murs. Pour Camille Correas, c’est un rose qui renvoie à certains éclats de ses céramiques, pas un bleu marin et pour Sacha Cambier de Montravel, c’est un rouge terre. Parce que son travail a quelque chose d’antique.

Le travail des artistes a comme point commun l’univers méditerranéen. Vous nous les présentez ?

Je voulais travailler avec des artistes jeunes, qui n’ont pas de parcours classique, qu’ils soient émergents, qui n’ont pas encore de galerie qui les représente. On a tous autour de la trentaine. J’ai rencontré Sacha à la Tour Orion à Montreuil, un incubateur de jeunes artistes. Quant à Camille, j’adore son parcours ! Elle a commencé dans le milieu de la pâtisserie de prestige. C’est un autre type de création, mais qui exige de la rigueur et des connaissances de dosage, de technique, presque scientifiques. Et puis, j’ai trouvé que tous les deux dans leurs travaux ont un sens des couleurs remarquable.

Pourquoi l’exposition s’intitule-t-elle Intimités ?

J’avais envie de mettre à l’honneur ce lien de la rencontre qui se passe à l’atelier.

Julie Reuter les connaissait aussi ?

Elle connaissait Camille mais pas Sacha. C’est une de ses qualités de galeriste que d’aller elle aussi à la rencontre de nouvelles découvertes et d’accepter des propositions.

L’une est dans le monde des coquillages marins, l’autre dans la mythologie…

Dans la mythologie et avec des références aussi à la peinture flamande. Sacha avait fait un voyage en août dernier dans la calanque de Sugiton à Marseille, avec un autre ami artiste. Ils ont arpenté cette nature, le chemin entre la montagne et la mer, d’où est née cette série de peintures. La réalité, on la voit dans Céyx et Alcyone, avec leur sac à dos et leurs provisions. Le drame, comme dans la mythologie, avec Pyrame et Thisbé, où Pyrame voyant le voile de Thysbé ensanglanté la croit morte et se donne lui la mort… Mais quand je parle d’influence de la peinture flamande, c’est que Sacha, malgré son nom, est belge ! On voit donc des personnages qui sont tout petits dans les paysages, même s’ils ne sont pas aussi nombreux que chez Pieter Brueghel l’Ancien qu’il adore. Sacha est aussi illustrateur, formé à La Cambre. D’où la finesse des fleurs de lys, dans ce même tableau, qui évoque la peinture d’église, la partition en trois parties de Daphné et Apollon ou en diptyque comme Endymion et la Lune, les retables. Et puis l’or, bien sûr. Ici, ce sont des feuilles de cuivre sur panneau contreplaqué et de la peinture à l’huile. Le côté « religieux » des icônes est accentué par les cadres que Sacha a fait à la main et recouvert d’encre de chine vernie. On peut faire le lien avec l’Orient, la Chine et le Japon, où l’or a aussi été beaucoup utilisé, tout comme la représentation très fine de la nature. Voyez les aiguilles des pins. Toutes ces références à différentes époques historiques pour un travail très contemporain, je les ai soulignées par le fond brun rouge des cimaises, presque muséal.

C’est également vous qui avez fait l’accrochage ?

Il est fait en commun avec Julie Reuter. L’enchaînement par séquences a beaucoup compté. Comme pour les trois étapes de La chute d’Icare accrochées comme un zoom sur la calanque de Sugiton.

Venons-en aux céramiques de Camille Correas. Où les réalise-t-elle ? Il faut déjà un four d’une belle dimension pour des pièces pareilles !

Camille Correas a étudié à l’École des Beaux-Arts de Paris, dans la section Sculpture et Céramique qui est à Saint-Ouen. Julie et moi, on l’avait vue à Paris, dans une exposition de groupe et on avait très envie d’en voir plus que Planorbe, qui joue sur le circuit de l’eau. Elle met aussi souvent des bougies en-dessous. Ce sont des céramiques auxquelles elle ajoute la performance. Dans le cas de la Digéreuse qui peut suggérer à première vue un élément d’offrande extrême-oriental, comme Planorbe un bénitier en forme de coquille. Elle met des plantes à chauffer dans la partie en cuivre et l’odorat entre alors en jeu. Comme le regard et le toucher aussi. On revient à son passé dans la pâtisserie.

Le monde marin est quand même dominant ici.

Oui, il y a des cristaux comme du sel de mer, du verre turquoise comme de l’eau vitrifiée. Les pièces sont en grès émaillé. Elles ont été fabriquées pour l’expo.

Le support en soi a aussi beaucoup d’importance, comme des doigts qui portent l’œuvre…

Pour moi, le plus caractéristique, c’est cette table en fer qu’elle a fabriquée aussi et qui porte comme deux plaques tectoniques qui s’affrontent. L’une est parcourue de grandes vagues, l’autre de vaguelette. C’est la croûte terrestre, le sol, tel qu’il s’est figé, où reposent des coquillages. D’un monde du vivant très ancien (Concha Arenarum, Alienus, Avis Parvus), on passe une sorte de champignon, Polypulus, qu’on peut imaginer lâcher des spores qui deviennent graines et voilà, cela remonte à la surface, ici au mur, avec l’Iris Pallida… On n’a pas encore vu beaucoup de céramique au Luxembourg. Je dois dire que celle-ci est exceptionnelle. Les couleurs chatoyantes, violet, rose, bleu du grès émaillé mat et brillant, des pièces grandes mais qui peuvent paraître comme des maquettes de fontaines urbaines ou des flacons de parfum au format XXL. On peut penser à la Fontaine de Trevi, aux fontaines de Versailles, à des masques. Camille allie fragilité et beauté. Inquiétude aussi. Pas seulement au sens de la perception, mais de la cuisson. La fabrication nécessite trois cuissons à la suite, à une température de 1 300 degrés. Une erreur et c’est foutu.

Marianne Brausch
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