De la recherche artistique (3/3)

La création de la valeur épistémologique

d'Lëtzebuerger Land du 16.02.2024

La création de la valeur épistémique de l’art, c’est-à-dire la reconnaissance de la recherche artistique comme vectrice de connaissances, participe d’un changement de paradigme dans la valeur symbolique qui est conférée à l’œuvre, laquelle est progressivement sortie du domaine du goût (Kant, Critique de la faculté de juger) pour entrer dans celui de la connaissance. D’une certaine manière, l’on est passé d’une évaluation subjective de l’œuvre (le jugement esthétique) à la tentative d’une évaluation objective de cette dernière et de ce dont elle est le produit (le processus de recherche). C’est le défi que pose la recherche artistique au contexte académique : le savoir produit est-il objectivable ? Peut-on le démontrer ou le réfuter par l’expérience (Karl Popper) ? La communauté de pairs se rapproche évidemment du principe des jurys académiques ou du peer reviewed principle et fonde la légitimité des uns sur celle des autres. Mais la recherche artistique n’a pas cherché à répondre à ces questions qu’en imitant les protocoles scientifiques, en lieu et place, elle s’est dotée de nouveaux mécanismes de validation qui procèdent d’un changement radical de rapports entre l’art, le savoir et le pouvoir.

Dans son livre séminal sur la recherche artistique intitulé The conflict of the faculties (Leiden University Press, 2012), le théoricien Henk Borgdorff confirme que si la recherche artistique peut être considérée comme une branche de recherche à part entière, elle doit alors aussi se plier aux normes du domaine académique pour atteindre une reconnaissance institutionnelle. Parmi celles-ci, il souligne l’importance de la création d’une communauté autour de cette discipline qui pourra alors activer un réseau conséquent qui permettra l’évaluation par les pairs (peer-review), ce qui est sans doute le symbole absolu de la production académique : un apport au savoir ne pourrait être valable avant qu’il ne soit accepté par une communauté d’experts. Dans cette optique, il co-fonda avec la Society for Artistic Research (SAR), société qui s’engage dans le développement et la promotion de la recherche artistique. Elle édite aussi le Journal for Artistic Research qui propose un outil qui cherche à activer une nouvelle forme de transmission des recherches artistiques qui, par leur nature fortement orientée sur la pratique artistique en elle-même, ne peuvent pas toujours s’aligner au format traditionnel de l’article académique. Le format que la SAR propose s’articule autour de l’idée d’une exposition numérique, qui n’est pas sans rappeler les tableaux blancs digitaux, et qui permet une navigation non-linéaire au travers de la recherche. Ce format donne aussi une plus grande accessibilité et partage de la recherche artistique, cependant en s’éloignant de la rencontre avec l’art par le biais de l’exposition. Cette formule a bien entendu ses détracteurs et ses détractrices, mais ce qu’il faut retenir, c’est que pour que la recherche artistique gagne en légitimité, que ce soit dans le domaine académique ou celui du financement public des arts, il devient essentiel qu’une communauté de pairs se mette en place.

Le bien connu Staatliches Bauhaus de Walter Gropius (1919, Weimar) mais aussi le Black Mountain College (1933, Caroline du Nord, USA) fondé à l’initiative de quatre enseignants, exclus d’un autre collège après avoir refusé de prêter un serment académique, sont quelques exemples de l’autonomisation de la recherche artistique par rapport à l’univers académique. L’enseignement dispensé dans ces deux lieux reposait sur une approche holistique, expérimentale, pluridisciplinaire et collégiale tout en s’appuyant sur la pratique d’artistes de premier plan tels que Klee, Schlemmer, Kandinsky ou Mies van der Rohe pour le premier, Josef et Anni Albers, ou Merce Cunningham pour le second. L’un des dispositifs expérimentaux mis en œuvre par ces lieux de recherches est le séminaire en petit groupe où chacun, partant de sa pratique, apporte une contribution active aux réflexions communes. Ce format perdure dans les écoles d’art et tend à sortir des cadres pédagogiques. Les « colloques-événements » du Mac/Val de Vitry-sur-Seine en sont d’autres exemples où artistes et chercheurs, mis sur un même plan, peuvent choisir le format de leur contribution, du plus académique au plus expérimental, de l’essai (textuel ou visuel) au poème, en passant par l’échange épistolaire et la communication scientifique performée, où la posture compte autant que le contenu. L’autre apport majeur de la recherche artistique est d’avoir fait du temps présent et du processus de création des objets heuristiques. Ce faisant, elle réaffirme avec force que l’art a quelque chose à nous apprendre sur notre société, sur notre monde actuel, tout en s’émancipant des formes traditionnelles de validation des savoirs. Mais parallèlement, la posture de l’artiste-chercheur redessine les circuits de légitimation symbolique de la création à côté de la valeur économique que lui confère le marché. Elle offre une caution alternative aux artistes, d’ordre intellectuel. Dès lors, la recherche artistique entre dans un nouveau rapport avec le pouvoir, qu’il soit d’ordre politique ou économique, et son financement épouse des cadres qui sont connus : ceux des laboratoires de recherche. Ainsi, elle participe d’un imaginaire qui fonde les démocraties éclairées sur un savoir commun, universel. Ce mot fait aujourd’hui grincer, et c’est peut-être la limite de cette posture, sur laquelle l’occident a fait main-basse, mais ça c’est une autre histoire.

Mais n’y a-t-il pas nécessairement, dans la recherche artistique, une certaine impossibilité de conformité à cette idée de savoir commun et universel ? En recourant à une pratique artistique comme méthode de recherche, l’artiste-chercheur en vient à devoir se positionner, à créer une recherche de circonstance. On peut penser à ce que le philosophe Dominique Lestel nomme la « philosophie du milieu », une approche par laquelle le chercheur ou la chercheuse ne se trouve plus séparé de son « objet » de recherche, mais se trouve dans une relation réciproque avec le milieu dans lequel les recherches sont conduites, et il ou elle l’influence autant que celui-ci peut l’influencer. On parle donc d’assimilation métabolique de la recherche, et celle-ci entraîne donc une déstabilisation des modèles épistémiques dominants : l’expérience située a une valeur et un potentiel épistémique, car elle prend en compte qu’il n’y a pas de perspective absolue et distante. Ce changement de paradigme de recherche engendre par contre une question plus fondamentale : comment transmettre ce savoir ?

Différentes réponses ont été proposées : il y a le manuscrit académique qui accompagne l’œuvre où le savoir se situe dans les connaissances préalables à la rencontre de la création. On peut penser à une autre forme de manuscrit, celui qui opte pour une méthode auto-ethnographique et qui se base sur une étude des réflexions et de la documentation du processus de création par l’artiste-chercheur. Il y a le modèle de l’exposition-recherche comme proposé notamment par Forensic Architecture. La résidence d’artiste prend aussi une autre forme et peut se concentrer sur un travail de recherche sans l’obligation de créer une œuvre ou une exposition. Des laboratoires de recherche artistique comme ceux du Casino Display ouvrent des avenues de recherche collective basées sur le concept de résonance entre les artistes et les différentes propositions. Enfin, il ne faut pas oublier la pratique de création in-situ qui émerge d’un dialogue direct avec le milieu. Dans ce sens, les résidences de recherche répondent à cette exigence de production d’un savoir artistique situé. Le duo Bruno Baltzer et Léonora Bisagno, en résidence à la Fonderie Darling à Montréal a produit un travail emblématique de ce processus. Découvrant que la ville de Montréal possède, en territoire non cédé par les nations autochtones, une décharge de neiges éternelles où elle déverse les résidus issus du déblayage des rues, les artistes ont gravé dans la glace une variante de la devise québécoise (« Je me souviens ») instillant le soupçon au cœur de la mémoire : « Si je me souviens ». Visible uniquement du ciel, depuis les moteurs de recherche géographiques, la phrase s’insinue dans les racines européennes québécoises, elle vient jeter son ombre sur le jeu de la conscience qui consiste à croire qu’une chose disparaît lorsqu’elle est invisible. En bons photographes, les deux artistes se font ici révélateurs d’une histoire voilée.

Hélène Doub, Charles Rouleau
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