La philologie rencontrant Wagner, et Nietzsche de former le couple extensible à toute expression artistique

Apollinien vs dionysiaque

d'Lëtzebuerger Land du 16.02.2024

Cela fait remonter à l’antiquité, au moins au 19e siècle friand de références grecques et latines. En l’occurrence, c’est à Nietzsche, titulaire de philologie classique à Bâle, que nous devons l’association antinomique des deux dieux grecs, Apollon et Dionysos, réunis, opposés, pour la genèse de la tragédie, pour la caractérisation de l’esprit de la musique, et en particulier, les choses changeront, et radicalement, de celle de Wagner qui est parmi les rares défenseurs du jeune philosophe. La formule de Nietzsche fera son chemin, s’étendant au-delà de la musique, s’avérant propre à être appliquée à d’autres pratiques artistiques. C’est qu’elle reprend des dispositions ou orientations essentielles.

Au-delà de la musique donc, mais sans que le lien soit rompu, elle peut servir dans la visite de telles expositions, face à tels artistes favoris, dans l’actualité parisienne. Et l’on commencera par une manifestation qu’il sera de plus en plus rare, parce que terriblement coûteuse, de voir à l’avenir ; ce n’est pas une institution officielle qui pourrait rivaliser avec la Fondation Louis-Vuitton. Cette rétrospective géante de Rothko, pléthore de compositions réduites à des rectangles, tantôt de couleur vive, tantôt allant jusqu’au noir le plus profond. On rapporte que Rothko a dit sa surprise d’entendre que ses tableaux donnaient une impression de paix ; pour lui, ils étaient une déchirure, naissant de la violence.

Quand même, situons-les du côté du dieu parcourant le ciel, rien que pour la lumière qui en émane. Et plus concrètement, s’il fallait pareille preuve, c’est du côté de l’architecture des temples, avec leurs colonnes, qu’il n’est pas abusif de situer les peintures connues sous le nom de Seagram Murals, elles devaient d’ailleurs créer un « lieu » aux yeux de l’artiste, elles ont fini dans la collection de la Tate.

Au Musée de l’Orangerie, voilà d’une part les Nymphéas de Monet, leurs étendues calmes, paisibles, d’autre part les Schüttbilder de Nitsch. Tout les oppose, du côté coloré, plus encore du côté de la facture, du mouvement, de la vie. À une absence d’agitation, répondent les gestes des plus fortes malaxations. La couleur, des fois plus fluide, des fois pâteuse, est versée, jetée sur la toile, plus de véhémence que dans le dripping de Pollock, après vient l’exercice, le plaisir, la sensualité, de brasser, de pétrir, de former. Des tourbillons parcourent la surface, des saillies existent, ou faut-il évoquer des extases de peinture.

Le Centre Pompidou s’est joint à célébrer le centenaire de la naissance de l’artiste canadien Jean Paul Riopelle avec un accrochage certes limité, très attachant. Le peintre était très lié à la scène parisienne, il était resté attaché à sa terre natale. Pour preuve le triptyque Mitchikanabikong, de 1975, ses parties blanches où le pays de Riopelle, comme celui du chanteur Gilles Vigneault, n’est plus un pays, mais l’hiver, la neige, ses autres parties, plus mouvementées, prises dans les nœuds du jeu de ficelle ajaarag des Inuits.

Retour au Bois de Boulogne où l’autre attrait, peut-être le plus fascinant parce que ces œuvres-là sont peu visibles, est dans les peintures des années trente et quarante de Rothko, figuratives, dans un esprit où le surréalisme le dispute à la naïveté, avant que l’artiste ne passe à la mythologie grecque. Mais là encore, par la suite non moins, faut-il autant de pièces, et question nombre, il y a bien sûr la trop grande affluence des visiteurs. À chacun ce droit, il reste le vœu de Breton de se faire enfermer une nuit avec Gustave Moreau pour en (re)découvrir la création, les créatures à la lumière d’une torche. Une collection, aux éditions Stock, a repris l’idée, Ma nuit au musée, et dans la dernière parution Yannick Haenel nous ramène à l’exposition Francis Bacon de naguère au Centre Pompidou. Le pauvre, pris dans les premières heures par une migraine ophtalmique, le voici qui se rattrape avec du tramadol, tout s’éclaire d’un coup avec Water from a Running Tap, et très vite il va à ce qui importe : « la béance que les tableaux de Bacon ouvrent en moi ». Je conclus avec ces mots, on n’est qu’à la fin du troisième chapitre : « J’imagine qu’il en est de même pour vous : la peinture n’est pas figée, c’est un acte aux conséquences instantanées, comme l’amour. »

Lucien Kayser
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