Retour sur le cinéma de Quentin Dupieux

L’ère du vide

d'Lëtzebuerger Land vom 11.07.2025

Magalie Moreau, dite Magaloche, est née avec une insensibilité à la douleur qui, après avoir vu un épisode épiphanique de Jackass, lui inspire ses premières vidéos de jeune artiste à l’ère digitale. Celles-ci sont tournées dans l’esprit DIY, le it consistant invariablement en des tentatives d’automutilation qui, suivant les lois d’une époque gouvernée par le sensationnalisme de sadistes voyeuristes cachés derrière leurs écrans d’ordinateur, vont crescendo. Ainsi, Magalie testera-t-elle, comme elle dit, la machine à coudre (sa main remplaçant le tissu, opérant avec son corps l’union lautréamontienne de la machine à coudre et de la table de dissection), un bidon d’essence ou encore le poids d’une voiture de course qui passe sur son corps.

Ce début de pitch m’exonère de toute exégèse du titre du dernier Quentin Dupieux, le bien-nommé L’accident de piano, dans lequel une éblouissante Adèle Exarchopoulos, qui avait fait une apparition remarquable quoiqu’assez brève dans Mandibules, joue une influenceuse insensible non seulement à sa douleur, mais aussi et surtout à celle d’autrui, qui a bâti tout un empire sur l’exposition de ses tentatives d’automutilation au monde entier.

Devenu un véritable phénomène de foire qui auto-exploite, comptabilise et capitalise sa propre monstruosité, Magaloche prend sa revanche sur le monde en devenant scandaleusement riche, l’argent ayant parachevé de réifier son manque de talent résolu et son absence totale d’empathie en image de marque. Magaloche, image féminine d’un Christ crucifié, souffre-douleur qui expie la laideur de l’humanité en l’incarnant de manière hyperbolique, pharmakos des temps d’aujourd’hui, nulle et lucide sur sa propre nullité, se nourrit d’ailleurs exclusivement d’un bol de yaourt que lui prépare son assistant dégradé au rang d’esclave. Au moins crachera-t-il dans ledit bol – un lamentable geste de rébellion, en fin de compte insignifiant dans ce long-métrage qui associe la loufoquerie de Dupieux à la sociologie misanthrope d’un Ruben Östlund, dont le protagoniste ingurgite un seul aliment comme pour suggérer à quel point l’univers solipsiste de l’influenceuse cherche à réduire les points de contact avec le réel.

Un véritable grain de sable vient pourtant enrayer l’impeccable dispositif où la violence contre soi est transcendée en machine à fric : À la suite de l’accident de piano éponyme, Magalie s’est retirée du monde dans un chalet. Mais elle se voit forcée de s’engager dans le jeu d’une journaliste qui, détenant un moyen pour exercer une pression sur elle, la forcera à lui donner sa toute première interview.

Prenant à contre-pied le dispositif narratif de la dernière interview (tel qu’Oh Canada de Russell Banks l’a récemment réitéré avec brio), cette première interview, réalisée par la sereine Simone Herzog (excellente Sandrine Kiberlain), fera s’affronter deux mondes : Celui, sur le point de sombrer, dédié à l’épistémologie et à l’herméneutique, où des gens cherchent à comprendre et à interpréter leur entourage, et un autre, immonde, peuplé de gens qui sont devenus les esclaves indifférents d’un technocapitalisme monstrueux.

Cela fait des années que l’on se demande comment Quentin Dupieux s’en sortira cette fois-ci, tant son œuvre est un parcours sans faute qui permet de l’assimiler à la fois au cancre et au premier de classe. Au premier de classe, puisqu’il enchaîne les long-métrages follement inventifs, pour lesquels le gratin des comédiens français se bouscule au portillon. Au cancre, parce que son art poétique est souvent celui du brouillon, de la blague de potache métamorphosée en cinéma d’auteur.

Cela fait des années que l’on se demande aussi quand il se cassera la gueule, tant Dupieux est ce funambule qui se promène sur le fil ténu qui sépare son univers incongru du non-film. Sa pratique du cinéma ressemble à ces personnages de dessin animé qui réussissent à marcher sur le vide aussi longtemps qu’ils ne regardent pas vers le bas.

Il y a le rythme de production stakhanoviste, d’abord : Entre les sorties du premier et du dernier volet de sa trilogie entamée avec Yannick et achevée avec Le deuxième acte (entre les deux, un hommage formel décapant à Salvador Dalí), il ne se sont guère écoulés plus de neuf mois et, de 2018 à 2022, le réalisateur sort, avec Au poste, Le Daim, Mandibules, Incroyable mais vrai et Fumer fait tousser, cinq long-métrages en cinq ans, pour lesquels il écrit au demeurant souvent la bande-son sous son nom d’emprunt de producteur et compositeur musical de Mr. Oizo.

Il y a les sujets casse-gueule ensuite, qui parfois semblent tout droit sortis d’une soirée avinée au bout de laquelle on se lance des défis absurdes, que Dupieux s’amuse à mettre en œuvre dans des objets cinématographiques ni identifiés ni identifiables : Il y a le film sur deux amis qui trouvent dans le coffre d’une voiture volée une mouche géante qu’ils chercheront à dresser (Mandibules, réponse française à Dumb and Dumber ou encore, réponse filmique au Bouvard et Pécuchet de Flaubert). Celui sur un type qui se pointe au théâtre et interrompt la représentation, accusant les acteurs de faire perdre son temps au public avant de se proposer de remédier à la nullité de la chose en écrivant en temps réel une nouvelle pièce, tout cela pendant qu’il prend la salle en otage (Yannick). Le pastiche du film de superhéros, qui pose la laideur esthétique des Power Rangers ou des Teenage Mutant Ninja Turtles en porte-à-faux avec celle des productions Marvel sans aspérités ni charme, pures machines à fric (Fumer fait tousser). Et enfin, bien sûr, son fameux film autour d’un pneu tueur en série (Rubber).

Il y a la propension, puisqu’on parle de Flaubert, à vouloir faire des films sur rien (comme le titre de son Nonfilm l’indique), films qui finissent, à force d’enfermer le spectateur dans les boucles infinies et régressives de ses métadiscours, par lui montrer, de façon presque derridienne, qu’il n’y a pas de dehors du film : Le cinéma de Dupieux est une œuvre-monde, mais une œuvre qui phagocyte le réel pour s’y suppléer. C’est la raison pour laquelle le génialissime Réalité prolonge les strange loops de Lost Highway (David Lynch) avec force clins d’œil à l’appui, c’est pourquoi le travelling final du Deuxième acte nous promène sur les rails de la caméra qui a suivi les élucubrations de ses protagonistes : chez Dupieux, l’amour du cinéma crée un contre-monde qui absorbe l’absurdité du réel pour en faire autre chose.

Il y a, enfin, l’absurde, l’incongru, le surréel, les rêves : aux temps où le biopic et le cinéma naturaliste dominent partout, où tout doit être mimétiquement conforme à la tyrannie monothéiste de la réalité, les films de Dupieux sont peuplés de personnages troués (le commissaire joué par Poelvoorde dans Au poste) ou de trous dans la trame du temps (Incroyable mais vrai), de pneus meurtriers, de mouches géantes ou de sangliers qui ingurgitent des K7 vidéo (Réalité). Comme dans la réalité, rien n’y fait sens – mais chez Dupieux au moins, ce non-sens est fichtrement poétique.

L’on se demandait donc ce vers quoi il allait se tourner après qu’il eût clôturé un cycle filmique avec Fumer fait tousser puis un autre, résolument métadiscursif, où pointait une sorte de pastiche d’art poétique, avec Le Deuxième Acte. On retrouve, dans L’accident de piano, tous les ingrédients d’un Quentin Dupieux – l’attrait pour la home vidéo détournée à des fins sanglantes (Le daim), la violence hyperbolique qui rappelle parfois son patronyme américain, l’incongruité scénaristique, l’ingéniosité ludique du dispositif narratif et, enfin, son art du dialogue.

Malgré cela, L’accident de piano marque un tournant dans l’œuvre de Dupieux : Il s’agit peut-être de son film le plus sombre, le plus mélancolique, le plus désespérant. C’est un long-métrage qui montre qu’à chaque fois que l’humanité surprend avec l’invention d’une prouesse technologique qui regorge de possibilités, la réalité empirique voudra qu’elle en fasse l’usage le pire ou, tout du moins, le plus imbécile. C’est aussi un film qui montre la logique du périssement de l’humain dans l’évolution technologique récente : après que l’invention d’Internet a favorisé toutes sortes de pathologies narcissiques et que le smartphone nous a tous zombifiés tout en continuant à nous enfermer dans notre egoshow, l’intelligence artificielle risquera de nous rendre caducs, corps désirants dont l’esprit sera à la traîne des machines : avec Magalie Moreau, Dupieux a créé un personnage à la fois maximalement avide de reconnaissance tout en étant maximalement vide de substance. C’est pour cela que l’interview avec Simone Herzog (les cinéastes apprécieront la boutade onomastique) la rend si nerveuse, et la renvoie à son propre néant : Elle ne peut pas expliquer pourquoi elle continue à faire des vidéos parce qu’il n’y a aucune raison à ses agissements.

Si Mandibules était un film charmant sur la bêtise humaine, L’accident de piano est son revers menaçant, où la bêtise a laissé place à une intelligence froide, mécanique, dénuée de toute finalité. Face à ce constat, un seul espoir : que le cinéma de Dupieux continuera à nous surprendre par une intelligence qui est aux antipodes des vidéos d’influenceurs.

Jeff Schinker
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