Il aura fallu attendre près de cinquante ans, un demi-siècle, pas moins, non pas pour oublier Patrice Chéreau et son Ring, il a été depuis un point d’ancrage, la référence, mais pour avoir de quoi lui opposer une interprétation d’une même emprise émotionnelle, intellectuelle. Antithétique, bien sûr, les temps ont changé, et les parcours des deux metteurs en scène n’ont pas été les mêmes. Qu’il y ait en plus de les opposer de quoi les rapprocher, n’en est que plus gratifiant. On concédera que d’autres Tétralogies ont eu leurs avantages, mais il s’agit ici de considérer l’œuvre de Wagner dans sa narration entière, tout aussi fissurée qu’elle puisse être, de connaître une patte de créateur scénique, en accord ou même en symbiose avec l’interprétation orchestrale et vocale.
Chéreau, est-il besoin d’y revenir, c’était les années 1970, un moment d’effervescence, d’élan, et sur la scène de Bayreuth, l’opéra de se rapprocher de la vie, d’en prendre les accents, d’en rendre les émotions. Non, Chéreau na pas aboli le mythe (cela s’était fait dans l’abstraction), il l’avait remis et fait ressortir du réel. D’une réalité, en gros, qui avait mené des débuts de la modernité (dix-huitième siècle) à l’époque contemporaine. Depuis, les metteurs en scène sont carrément allés dans le sens d’une démystification radicale, d’une démythification. Les héros wagnériens se retrouvent dans nos maisons, nos appartements, et leur univers rejoint la plupart du temps les préoccupations (politiques) du moment.
Peter Konwitschny, lui, n’échappe pas à pareille actualisation, mais son Or du Rhin la dépasse, la transcende, avec un large geste qui va de l’âge de pierre à celui de l’ordinateur et de l’atome. Ce n’est pas là exactement que se situe, avec la grande expérience d’un octogénaire, l’art de notre homme. Il partage avec Chéreau la conduite la plus exacte des chanteurs, avec une investigation on ne peut plus pointue des sentiments, des comportements, de la façon dont ils peuvent basculer ; et plus largement, des êtres humains, des hommes et des femmes, les uns en face des autres. Une précision extrême, beaucoup de délicatesse, peut-être même une sorte d’effroi, comme si pour les Sieglinde et Siegmund, Siegfried et Brünnhilde, Konwitschny hésitait à aller jusqu’aux ébats amoureux. Aux deux rideaux qui tombent, les couples s’en vont la main dans la main, les derniers à reculons même.
Ce serait trop de qualifier Konwitschny de féministe prématuré, dès son Crépuscule qui a clos le Ring de Stuttgart (quatre metteurs en scène différents), devenu lui aussi légendaire. Et pourtant, Brünnhilde invite les hommes,à la fin, de quitter les lieux ; elle reste seule, dans sa robe rouge, femme qui maintenant a compris, pour son chant avec qu’elle ne s’élance dans le feu… et le reste appartient à la musique, ou encore aux didascalies de Wagner qui défilent sur l’écran. Chéreau y avait mis une foule le gens atterrés, le regard tourné vers le public. Côté féministe toujours, Konwitschny fait saisir l’épée dans la Walkyrie à Sieglinde, placée en hauteur, les deux étaient monté sur une échelle, mais Siegmund n’avait pas réussi à l’attraper, à elle, de dompter l’épée qui s’était refusée.
Il y a tous ces détails qui touchent, qui font réfléchir. Tant d’autres. Il y a les images qui sont autant de trouvailles, comme les conteneurs dans Siegfried, celui du repaire de Fafner, géant bon vivant dans un chez soi et une baignoire tous deux en or. Comme le standing qui change quand on passe de la cuisine de chez Hunding à celle où Fricka n’aura guère de mal à retourner Wotan dans son engagement pour Siegmund, au grand dam de Brünnhilde avec laquelle il s’est amusé juste avant à batifoler. Elles font de même, ces Walkyries, une fois descendues de leur monture, et les têtes des chevaux dépassent à peine le haut d’un fossé, et se mettent à jouer comme s’il s’agissait de ballons, avec les poupées des cadavres ramenées, en se les jetant les unes aux autres. On n’en finirait pas de décrire d’autres scènes au long des soirées, tout aussi évocatrices.
Retour au dénouement de la Tétralogie. Chéreau avait peut-être mis un peu d’espoir dans cette humanité de part de d’autre de la fosse. Konwitschny a fait donc évacuer la scène de tout le personnel, il ne reste que Brünnhilde. D’autres indices font supposer qu’il tendrait vers un pessimisme qui siérait en plus à notre époque. Et dans l’Or du Rhin, il semble bien que les êtres humains n’ont rien strictement rien appris depuis les temps tellement reculés. Quant aux dieux (ils ne l’ont guère été), c’est désespérant aussi, au lieu de rejoindre Walhall sur le trajet d’un arc-en-ciel, les voici repliés dans un fauteuil roulant sous la garde des filles du Rhin mutées en infirmières gériatriques. Sans perspective, comme cet amas d’or qui n’est qu’une somme de têtes de fusée alignées. Mais si pessimisme il y a, celui de Konwitschny est d’humeur enjouée, si souvent, et une disposition moqueuse ne fait pas défaut non plus.
Cela dit, une belle gravité prédomine. Elle tient à l’attention absolue à la musique, quel rare bonheur dans ces instants où, côtés cour et jardin, à l’avant-scène, six harpistes sont ainsi mises en honneur pour accompagner l’orchestre (sous la direction de Gabriel Feltz) et les excellents chanteurs (pardon, de ne pas donner leurs noms, trop nombreux). Finissons quand même sur une note de fantaisie si rare, et tellement intelligible, quand le corniste solo rejoint Siegfried sur la scène, et les deux de se mettre à jongler et jouer de leurs instruments. Konwitschny, ses quatre scénographes, Feltz, les musiciens, les chanteurs, tous ensemble pour une Tétralogie dont le souvenir sera durable.