À Dublin, le gouvernement est content. Il a fait le bon choix. « Le juge Eugene Regan a été élu président de chambre après seulement trois ans de service à la Cour de justice de l’Union européenne, c’est un honneur unique qu’aucun juge irlandais n’avait obtenu jusque-là », s’est félicité Sean Clemenson du ministère de la Justice. En général, un juge doit prendre un peu de bouteille avant que ses pairs assignés à la même Chambre ne votent pour lui. L’orgueil national joue souvent dans le processus de nomination des juges européens. Le gouvernement irlandais vient de reconduire le juge Regan pour un nouveau mandat de six ans à partir du mois d’octobre 2021 jusqu’en 2027. Mais Eugene Regan n’est pas le seul. Une quinzaine de juges et six avocats généraux voient leur mandat expirer à la fin de l’année. Ces départs, ces renouvellements de mandats s’inscrivent dans un système bien rodé. Car il concerne cette année la moitié des trente-huit membres de la Cour et il concernera aussi la moitié des 54 juges du tribunal européen, l’année prochaine. Le système de mandats de six ans renouvelables pour la moitié des juges tous les trois ans a été souvent critiqué comme ne donnant pas aux deux juridictions la stabilité requise. Rome et Madrid ont même pu renvoyer un de leurs juges après seulement trois ans en fonction !
Mais l’importance que revêt la liste des fins de mandat pour 2021, publiée par le Conseil de l’UE, est ailleurs. On y constate tout d’abord que deux femmes, deux poids lourds de la Cour, en raison de leur fonction et de leur ancienneté, y figurent. L’avocate générale allemande Juliane Kokott (véritable star dans le milieu) est arrivée à Luxembourg en 2004, auréolée de ses titres universitaires et du prestige que lui valaient ses fonctions précédentes au sein de l’université suisse de St Gallen. Interrogée par le Land sur ses intentions post-2021, Juliane Kokott dit réserver sa réponse pour fin février, étant concentrée pour le moment sur ses conclusions dans une « affaire intéressante et sensible », l’affaire Pancharevo concernant la reconnaissance dans l’UE du certificat de naissance d’un enfant né de mères homosexuelles.
En revanche pas de réponse de la vice-présidente de la Cour, l’Espagnole Rosario Silva de Lapuerta à la question de savoir si elle est proche du départ. Arrivée à la Cour en 2003 pour y être juge, elle accédera à la vice-présidence en 2018. Des indices semblent plaider pour son départ même s’ils n’ont pas de valeur probante. À Madrid, le bruit courrait selon lequel un magistrat du tribunal suprême espagnol pourrait la remplacer (Land, 10.07.20). Deuxième élément, au mois de décembre dernier, Rosario Silva de Lapuerta a été décorée de la Grand-Croix de l’ordre de San Raimundi de Penafort, une décoration réservée aux éminents juristes. La vice-présidente était déjà à la Cour lorsque l’ancien président Vassilios Skouris avait été décoré du Grand collier de l’ordre de Makarios III par le président chypriote de l’époque, alors qu’un arrêt fondamental en faveur des propriétaires terriens grecs expropriés de la partie turque de l’île a été rendu ultérieurement. Elle a connu la polémique qui s’en est suivie. D’ailleurs, lorsqu’il avait été fait commandeur de l’Ordre d’Orange Nassau, à peine parti de la Cour, un autre juge, Christiaan Timmermans avait estimé préférable d’attendre pour recevoir médailles et autres décorations. La juge espagnole, qui serait donc en fin de mandat, a peut- être retenu la leçon.
Statu quo pour le Luxembourgeois
La liste 2021 sur les fins de mandat et le renouvellement des juges réserve d’autres éléments intéressants. Pour les Luxembourgeois, c’est indéniablement le maintien en place du juge François Biltgen jusqu’en octobre 2027. L’année dernière, et pour la première fois, le gouvernement avait créé un comité de sélection national composé de personnalités (Land, 4.12.20) devant lequel les candidats, qui avaient répondu à un appel à candidature, avaient été auditionnés au mois de janvier. Pour rappel, on y trouve les présidents de cours Jean-Claude Wiwinius et Francis Delaporte, la procureure générale Martine Solovieff, les bâtonniers Valérie Dupong et Jean-Louis Unsen, la doyenne de l’Université de Luxembourg Katalin Ligeti et l’ambassadeur du Luxembourg auprès de l’UE, Georges Friden. Dans son communiqué de presse cette semaine, le ministère de la justice annonce que ce comité de sélection a proposé « à l’unanimité » au gouvernement le nom de Francois Biltgen, ancien ministre et juge à la Cour depuis 2013, lorsqu’il a été amené à succéder à Jean-Jacques Kasel, démissionnaire.
Quant à la liste de ses challengers, la douzaine de juristes qui avaient répondu à l’appel à candidature ? « Elle n’est pas publique », dit-on au ministère. « Chaque candidat est libre de faire connaître sa candidature. Mais la plupart préfèrent ne pas voir leur nom révélé, le fait de ne pas avoir été retenu étant parfois vécu comme un échec et considéré comme un obstacle en vue de nouvelles candidatures pour d’autres postes », explique-t-on. À noter à ce sujet que certains États membres, notamment dans les pays de l’Est, rendent public l’identité de tous les candidats, au nom de la transparence. Il y a là un véritable débat.
Risque pour la démocratie
Mais la grande nouvelle, ce qui fait que la liste de 2021 est à nulle autre pareille, c’est qu’elle signale la fin des mandats des juges polonais, Marek Safjan et hongrois Endre Juhasz avec, selon certains, le risque que leur départ fait peser sur la démocratie et sur l’Union européenne. Explications : « Marek Safjan, dans le contexte politique actuel, n’avait aucune chance de rester à la Cour », explique un juriste polonais. Nommé en 2009 par le gouvernement de Donald Tusk, il avait plus tard publiquement dénoncé les atteintes à la démocratie lorsque le président de la Cour constitutionnelle polonaise, Andrzej Rzeplinski, avait été menacé pour avoir refusé d’intégrer dans sa juridiction cinq nouveaux juges imposés par le parti Droit et Justice de Jarosław Kaczynski, alors que cinq autres candidats avaient été officiellement nommés par la législature précédente de la Diète. Pour rappel, ces menaces sur le président Rzeplinski, sur l’État de droit et sur l’indépendance de la justice ont été à l’origine de la procédure de l’UE dite de l’article 7, déclenchée en cas de violation des valeurs de l‘UE, mais aussi à l’origine d’une série de procès intentés par la Commission européenne contre la Pologne devant la Cour de Justice. Les politiciens au pouvoir ont très peu apprécié. Le vice-premier ministre Jarosław Gowin avait même déclaré à l’occasion de l’un de ces procès : « Quoique la Cour décide, et si elle devait répondre aux questions (préjudicielles) posées par les cours polonaises, l’arrêt ne liera pas la Pologne et je m’attends à ce que notre gouvernement l’ignore ». Il y a six ans, sous le gouvernement d’Ewa Kopacz, Marek Safjan avait dû se plier à la procédure en vigueur, consistant notamment à être auditionné devant le comité de la Diète chargé des affaires européennes, une audition retransmise sur internet. Le gouvernement actuel, celui de Mateusz Morawiecki, n’a pas encore publié d’appel à candidature. « On ne sait même pas s’il souhaite en faire un », révèle une source polonaise.
Quant à la Hongrie, le juge en partance, c’est Endre Juhasz. Nommé en 2004, au moment de l’arrivée de dix nouveaux États membres, la plupart pays de l’Est, il a survécu à tous les évènements politiques de son pays. Nommé par les socialistes, il a vu ensuite son mandat renouvelé par le gouvernement de Viktor Orban. Il semble avoir été incontournable vu, dit-on, l’ascendant que lui avait donné ses connaissances acquises lorsqu’il était négociateur en chef pour l’adhésion de la Hongrie à l’UE. Mais il sera remplacé. Le candidat aurait déjà été choisi par le gouvernement Orban, il n’y aurait pas eu d’appel à candidature et s’il doit passer devant le Parlement sous une forme ou sous une autre , ce sera sans encombre car le parti d’Orban, le Fidesz, y a la majorité absolue. Les deux futurs candidats, lorsqu’ils seront connus, devront ensuite passer devant le comité européen dit 255 d’après l’article du Traité de l’UE qui l’a créé. Il est chargé de veiller à « l’adéquation des candidats à l’exercice des fonctions de juge »
L’enjeu polonais
Tomasz Tadeusz Koncewicz, professeur de droit et directeur du département de droit européen et de droit comparé à l’université de Gdansk explique quels sont les enjeux pour son pays mais aussi pour l’Union européenne. Des enjeux cruciaux, dit-il. « Les nouveaux autocrates de Pologne et de Hongrie s’engagent dans une forme de répression furtive, de constitutionnalisme abusif ou de déconstruction de la démocratie elle-même par des moyens légaux, le légalisme autocratique. Le défi qui nous attend est de comprendre qu’aujourd’hui les changements anticonstitutionnels ne se produisent pas du jour au lendemain avec des chars dans les rues et des violations massives des droits de l’homme facilement détectables. Au contraire, les autocrates élus maintiennent un vernis de démocratie tout en la vidant de sa substance. Cela devrait être quelque chose dont nous devons parler lors de l’examen de la prochaine génération de juges de la Cour. »
Ceux qui vont devoir en parler, ce sont en premier lieu les sept membres du comité 255 parmi lesquels Mirosław Wyrzykowski, ancien juge à la Cour constitutionnelle polonaise. Ce sont eux qui, dans quelques mois, devront poser les bonnes questions aux nouveaux candidats hongrois et polonais
« Le comité a vu passer de nombreux candidats depuis sa création en 2010 mais jamais il n’a eu à évaluer des candidats envoyés par des gouvernements qui sont ouvertement hostiles à la règle de droit et aux valeurs de l’UE », estime un autre juriste polonais qui préfère ne pas être nommé. « Il faut que le comité rajoute ce critère, la règle de droit, et voit si les candidats envoyés par nos gouvernements sont vraiment attachés à ces valeurs, s’il peuvent le prouver. Le comité 255 doit être conscient de ses responsabilités. »