Des abus ? Des abus ? Est-ce que vous avez connaissance d’abus ? On a beau demander plus ou moins officiellement à des techniciens, à des acteurs, à des patrons de théâtres ou de sociétés de production audiovisuelle, voire même aux ministères du Travail ou de la Culture : tous affirment ne pas avoir connaissance d’abus de contrats à durée déterminée (CDD) successifs ayant été abusivement employés alors que la personne aurait dû avoir droit à un CDI (contrat à durée indéterminée) comme le prévoit le principe du droit du travail luxembourgeois (après deux CDD ou 24 mois d’emploi successif). « Je ne sais pas ce qui a pris la Cour européenne à se consacrer à ce sujet. Il n’y a pas eu de plainte ou de procès sur la question, elle s’est autosaisie, s’interroge Christian Kmiotek, le président de la Fédération luxembourgeois des théâtres professionnels (FLTP). Je me demande si elle n’aurait pas mieux fait de se consacrer à d’autres pays, où il y a nettement plus de problèmes dans ce domaine – regardez la France par exemple… »
Personne ne semble comprendre l’arrêt impromptu de la Cour européenne de Justice rendu le 26 février contre le Luxembourg. Dans ce texte, la Cour condamne le grand-duché pour avoir manqué aux obligations qui lui incombent par l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée remontant à 1999. En fait, cet arrêt est la conclusion d’une saisie par la Commission européenne, qui avait entamé, dès 2009, une procédure contre le Luxembourg sur la question. Comme si souvent, les administrations ont d’abord ignoré (ou perdu) la première lettre, puis, recontactés en 2010, répondu de manière insatisfaisante, selon la Commission.
Sans plainte concrète, il semble de prime abord s’agir d’une question académique. Mais ce sont l’inversion du point de vue et celle de la charge de la preuve qui sont intéressantes. Premièrement, la Commission change de suspect : alors qu’au Luxembourg, tout le discours politique autour du statut d’intermittent tourne, depuis son introduction en 1999, autour de la crainte d’un recours abusif à ce statut de la part des intermittents, la Commission voit les risques d’abus plutôt du côté du patronat. Et si les théâtres, sociétés de spectacles et autres producteurs de film recourraient de manière abusive au CDD, pour employer des personnels administratifs par exemple, indispensables au bon fonctionnement de la société et qui, de cette manière, étaient précarisés sans raison ? « Je ne connais aucune société où ce serait le cas, affirme Paul Thiltges, président de l’Ulpa (Union luxembourgeoise des producteurs audiovisuels). Nous, avec Juliette Films et PTD, nous employons une douzaine de collaborateurs administratifs fixes, ils sont tous employés privés en CDI, et je crois que chez tous mes collègues, c’est pareil… »
Deuxièmement, la Cour de Justice estime que le Luxembourg doit prouver qu’il met tout en œuvre pour éviter les abus, même théoriquement, donc pour éviter que des employeurs n’exploitent la dérogation au droit du travail introduite avec la création du statut d’intermittent et qui, pour les juges, n’est pas assez précise. Ainsi, les membres permanents d’un orchestre ou d’une station de télévision seraient, selon la définition générale du droit luxembourgeois, également des intermittents, dans la lecture de la Cour (article 26 de l’arrêt), alors même qu’ils devraient bénéficier d’un CDI pour la nature permanente de leur emploi. Or, les seuls concernés dans ces deux cas de figure, à savoir les musiciens de l’Orchestre philharmonique du Luxembourg ou les équipes techniques permanentes de RTL, ont en principe un statut d’employés en CDI.
Dans son argumentaire, la Commission européenne estime que le Luxembourg n’est pas assez précis dans la définition des emplois qui motivent un recours au statut d’intermittent, en ne définissant ni les « raisons objectives » justifiant le renouvellement de CDD, ni la « nature réelle » des activités exercées. Et que, de cette façon, les exceptions introduites dans le droit du travail « excluent les intermittents du spectacle de toute protection ». Dans son mémoire de réponse, le Luxembourg insista sur le fait qu’il « s’agit d’un secteur d’activité où il est d’usage constant de ne pas recourir » au CDI « en raison de la nature de l’activité exercée et du caractère par nature temporaire de ces emplois ».
L’arrêt de la Cour a fait l’effet d’un coup de tonnerre dans le secteur. « Nous allons nous concerter avec le ministère de la Culture et avec les responsables du secteur concerné afin de trouver une solution qui ne soit pas moins favorable aux quelques centaines de personnes employées dans ce domaine », affirme le ministre du Travail Nicolas Schmit (LSAP), joint par le Land au Maroc. Une réunion interministérielle est prévue le 27 avril. « Je m’étonne toutefois que la Commission européenne, qui d’habitude insiste tellement sur la flexibilisation du travail en Europe, s’en prenne ici au Luxembourg pour un secteur qui demande justement une certaine flexibilisation. Mais ce n’est là qu’une réflexion personnelle. » Et de continuer : « Mais, s’agissant d’un arrêt de la Cour, nous devons adapter notre législation, il n’y a pas d’alternative à cela. »
L’adapter, oui, mais dans quel sens ? Les députés de la commission parlementaire s’y sont également consacrés une première fois la semaine passée. La perplexité est grande au Luxembourg, puisque justement, l’objectif de l’introduction du statut d’intermittent en 1999, par Erna Hennicot-Schoepges (CSV), fut d’assurer une meilleure protection sociale aux quelque 600 actifs du secteur, qui, avant cela, n’en avaient pas du tout. Le 1er mars est entré en vigueur la nouvelle loi sur les « mesures sociales au bénéfice des artistes professionnels indépendants et des intermittents du spectacle », qui a même amélioré les conditions d’obtention de la protection sociale : la condition de résidence a été abolie, il suffit d’être affilié à la Sécurité sociale durant six mois, d’avoir gagné l’équivalent de quatre fois le salaire social minimum et d’avoir un engagement sur la scène artistique luxembourgeoise. Les emplois à l’étranger sont désormais pris en compte pour le calcul des jours de travail. Il en faut au moins 80 sur les douze mois qui précèdent la demande pour avoir droit à 121 fractions journalières du salaire social minimum pour travailleurs qualifiés sur une année. Ces mesures ne sont pas cumulables avec d’autres aides sociales, comme le chômage ou le RMG. En gros, ces aides sociales contribuent surtout à combler les vides entre deux contrats.
Rien de tout cela n’a l’air mirobolant. Ni le sont les chiffres : en 2001, première année du statut, il n’y avait que 17 personnes qui en profitaient, puis ce nombre va croissant, jusqu’à atteindre, en 2013 et 2014, 151 personnes. Le Fonds social culturel a dépensé 1,489 million d’euros pour leur indemnisation l’année dernière. Ni le nombre de concernés, ni les dépenses globales ne semblent être élevés, en comparaison des chiffres de jusqu’à 800 personnes qui travailleraient dans le secteur audiovisuel par exemple.
« Le marché s’autorégule, affirme le producteur Paul Thiltges. Nous n’avons pas de problèmes tant que les gens qui travaillent pour nous n’ont pas de problème. » Le film, plus gros employeur de travailleurs intermittents, a des contraintes liées à la nature même d’un tournage : quelques jours pour un court-métrage, huit à dix semaines pour un long. « C’est le réalisateur qui a le contrat le plus long sur un film, explique aussi Claude Waringo de Samsa Films. Il aura dans les huit mois, le décorateur six mois… » Puis ça va décroissant, du régisseur jusqu’au figurant, en passant par les acteurs ayant des rôles principaux et les techniciens aux différents postes. Tout, dans le film, est question de négociations, chaque statut peut être différent, selon la situation personnelle du travailleur aussi : beaucoup sont indépendants et ont un numéro de TVA, ils travailleront avec contrats de prestation de service payés à l’unité journalière. D’autres négocient un forfait sur un ou plusieurs jours. Or, même les journées sont atypiques au cinéma : lors d’un tournage, un régisseur, en charge de l’encadrement du bon fonctionnement du tournage, peut avoir des journées de seize heures, alors qu’un technicien fédéré peut avoir des conditions beaucoup plus avantageuses. Et entre deux tournages, il y aura des creux, des périodes d’inactivité plus ou moins longues.
La nature du spectacle veut aussi que des « familles » se forment, un metteur en scène de théâtre ou de cinéma ayant des affinités esthétiques ou humaines avec tel ou tel acteur, actrice ou technicien. Alors oui, il se peut que ces personnes retravaillent ensemble plusieurs fois dans leur vie. « La plupart des travailleurs au cinéma changent souvent de patron, explique encore Paul Thiltges. Mais il se peut tout à fait que l’on retravaille avec les mêmes, parce qu’on a aimé leur travail ou parce que ça a bien fonctionné. Ce serait problématique si le gouvernement devait introduire des limitations à cette possibilité. On serait alors contraint de ne plus travailler avec un chef op’ ou un autre technicien avec lequel on a aimé bosser… »
Christian Kmiotek, qui connaît bien les deux domaines, le film et le théâtre, a également la même crainte : impossible pour un théâtre de donner des contrats à durée indéterminée à un acteur qui a déjà joué deux fois sur la même scène, parce que les productions changent, et avec elles les troupes. Il n’y a pas de troupe de théâtre fixe au Luxembourg, tous les acteurs sont indépendants des maisons. « Si le gouvernement devait introduire une plus grande rigidité suite à cet arrêt, dit Christian Kmiotek, il se pourrait qu’on ne puisse pas travailler plusieurs fois avec les mêmes artistes ou techniciens.» « Bien sûr que je suis toujours pour une bonne protection sociale des acteurs », juge aussi Jules Werner, acteur lui-même et impliqué dans la gestion administrative du Théâtre du Centaure. « Mais notre métier est ainsi fait qu’on travaille sur projet, et ces projets changent à chaque fois. » Ainsi, le petit théâtre de la grand-rue – comme la plupart de ses pairs –, emploie les acteurs sur base de forfaits calculés selon l’importance de leur rôle, la durée des répétitions et le nombre de représentations.
Mais peut-être que l’arrêt de la Cour européenne n’implique pas une révolution des conditions de travail de tout le secteur créatif. On peut aussi y lire une simple demande de précisions des emplois qui demandent cette flexibilité et une description plus précise des postes qui sont concernés par l’intermittence et ceux qui en sont exclus.