Milwaukee, 1932. Hicks McTaggart est un ancien briseur de grèves reconverti en détective privé, sorte d’alter ego de Doc Sportello, le personnage principal d’Inherent Vice si justement incarné par Joaquin Phoenix dans l’adaptation éponyme de Paul Thomas Anderson (2014). Dans le contexte politiquement trouble de la Prohibition et de la Grande Dépression, alors que le parti national-socialiste allemand trouve pas mal d’adeptes dans les mondes interlopes et moralement nébuleux fréquentés par Hicks, une bombe explose. Après qu’on a accusé un peu trop vite la communauté d’immigrés italiens, que le personnage à qui on veut faire porter le chapeau disparaît dans un hypothétique sous-marin, qu’aucun des personnages aussi hauts en couleur que fièrement criminels ne revendique l’attentat, Hicks apparaît comme un suspect optimal. Les personnages de Thomas Pynchon sont toujours, par définition, de parfaits coupables alors, ou plutôt parce que, ils n’ont rien demandé à personne.
Exfiltré par son boss à New York, où il est censé enquêter sur la disparition de Daphne, la fille de Bruno Airmont, l’Al Capone du fromage, qui s’est enfuie avec un musicien, Hicks se réveille un jour sur le Stupendica, un bateau de croisière l’amenant en Hongrie, où il est non seulement plongé dans une Europe au bord de la guerre, mais où son enquête et son éthique de détective privé hard-boiled l’obligera à fréquenter tour à tour le policier cocaïnomane Egon Praediger, les Quarrender, un couple d’espions anglais très snob ainsi qu’un trio de magiciens dont on ne saura jamais, Pynchon oblige, s’il s’agit d’insolents charlatans ou de génies capables de tordre à leur guise le continuum spatiotemporel. « When trouble comes to town, it usually takes the North Shore Line. » C’est la première phrase de Shadow Ticket, nouveau et probablement dernier roman de Thomas Pynchon (l’auteur a 88 ans et le précédent, Bleeding Edge, date de 2013). Elle est brillante et donne le la pour ce qui va suivre.
Dire de Shadow Ticket qu’il est phénoménalement loufoque, scandaleusement brillant et d’une lecture assez ardue est une lapalissade. Père du postmodernisme américain, auteur de romans aussi longs qu’alambiqués, inventeur de la paranoïa littéraire et du dope head en fiction (sans ça, il n’y aurait pas eu de Big Lebowski), exégète infatigable d’une époque où la technologie et l’appât du gain ont mis à sac une certaine vision téléologique et humaniste (les goulags, camps de concentration et Hiroshima sont passés par là), le génial Pynchon s’est immiscé, au fil des années, dans la culture populaire pour la marquer à jamais. Ewan Mc Gregor qui tire la chasse sur lui-même dans Trainspotting ? C’est une référence directe à Tyrone Slothrop, le personnage principal de Gravity’s Rainbow. Le site web de Radiohead, wasteheadquarters.com ? Un clin d’œil au système de courrier alternatif de The Crying of Lot 49. L’auteur américain qu’on voit dans un épisode des Simpson, un sac en carton sur la tête pour préserver son légendaire anonymat ? C’était, au moment de la sortie de l’épisode, la seule prestation vocale jamais diffusée de Thomas Pynchon, qui a accepté de prêter sa voix à son avatar jaune ; alors que, partout ailleurs, il a réussi à effacer toute trace de son passage terrestre. Quant à Vheissu, l’album phare du groupe de postcore Thrice, le titre désigne un lieu utopique de son premier roman V.
Car malgré le fait que Pynchon soit un des écrivains les plus obsédés par les ravages du totalitarisme, du colonialisme et du capitalisme, qu’il condamne sans appel tout en étant assez lucide pour savoir que les probabilités sont très élevées que le néolibéralisme persistera jusqu’à la fin de l’humanité dont il ne fait que contribuer à accélérer l’avènement, malgré cette lucidité donc, les romans de Pynchon sont traversées par des utopies. Ce sont les hommes et les femmes qui parcourent ses romans comme des toupies que rien ne peut arrêter, des personnages qui refusent d’être broyés par un système qui invariablement essaie de les enfermer, les exclure, les éliminer. Les personnages de Pynchon sont imbroyables, récalcitrants, trop déglingués pour que le système puisse les récupérer, les recycler dans son opération de marchandisation de tout. Ces utopies sont les phrases de Pynchon, d’une poésie rare, d’une économie poignante, percussive, tant que l’on dit à juste titre que l’auteur est intraduisible.1
Tout est simulacre
Parfois, ces utopies sont aussi des lieux (ou non-lieux, comme l’étymologie du terme le veut) véritables. Vineland, un de ses romans les plus accessibles, finit sur une telle utopie. Le roman, que Paul Thomas Anderson vient d’adapter au cinéma sous le titre de One Battle After Another, décrié par les uns comme symptomatique du wokisme du Hollywood contemporain, encensé par d’autres comme le film de l’année, raconte l’histoire de Zoyd Wheeler, un ancien musicien et hippie rebelle qui, afin qu’il puisse justifier de toucher ses indemnités de personne inapte au travail, doit prouver, une fois par an, qu’il est fou, ce pourquoi il joue, tous les ans, muni d’une tronçonneuse, une comédie de défenestration dans un diner. La vitre par laquelle il saute est en sucre car Pynchon a montré, qu’aux États-Unis, tout est simulacre, corroborant la thèse de Baudrillard selon laquelle Disneyland est là pour faire oublier que tout le reste du pays est aussi un gigantesque parc d’attractions.
Ce même Zoyd Wheeler devient, dans la traduction cinématographique opérée par Paul Thomas Anderson, Pat Calhoun, un activiste de gauche incarné par Leonardo Di Caprio qui, une fois que la police a réussi à arrêter ou à liquider un certain nombre des membres de l’organisation d’extrême-gauche France 75 à laquelle il appartenait et qui n’a jamais rechigné devant la violence et les attentats pour rendre le monde plus juste, moins patriarcal, moins raciste et moins néolibéral, a décidé de se retirer d’un militantisme qui aurait fini par lui coûter la vie. Des années plus tard, ce même Pat Calhoun vit sous un nom d’emprunt dans un patelin américain avec sa fille. Sa femme l’a quitté après avoir refusé d’endosser le rôle de mère modèle. Elle avait vu que Pat, sous des dehors de joyeux luron révolutionnaire intrépide et lubrique, cachait une aptitude à se laisser enfermer dans le carcan familial, première cellule de soumission systémique comme le montrent les schizo-analyses de Deleuze et Guattari2.
Or, le sujet pynchonien est schizo-sujet ou n’est pas. Renaissant sous les dehors d’un pothead qui dira lui-même qu’il ne parvient évidemment pas à se rappeler les éléments de réponse d’un système de communication underground qu’il a pourtant contribué à le mettre sur pied, il s’acharnera sur un petit jeunot ayant pris la relève dans le réseau, lui expliquant que ça n’est non seulement profondément antirévolutionnaire et bourgeois que de s’en tenir d’aussi près à toute sorte de protocole mais que surtout, l’alcool et la drogue ont sérieusement contribué à des défaillances cognitives faisant que, même si la vie de sa fille en dépendait – c’est le cas – il ne pourrait pour rien au monde se remémorer ce qu’on lui demande. Dans Shadow Ticket, la journaliste Glow Tripforth del Vasto (l’onomastique pynchonienne mériterait une encyclopédie) résume la chose de la manière suivante, demandant à Hicks : « How’s the amnesia, forgotten anything interesting lately ? »
Un incroyable capharnaüm
Si le sujet pynchonien est un être profondément inadapté au monde, c’est que le monde dans lequel il est plongé est non seulement hostile mais aussi absolument et résolument incompréhensible, débordant de signes illisibles, souffrant d’un trop-plein souvent orchestré par des hommes de l’ombre qui, profitant du simulacre d’un monde complexe, réussissent à faire oublier la réalité en fin de compte manichéenne d’une société divisée entre exploitant et exploité. Le personnage pynchonien, Paul Thomas Anderson l’a compris au même titre que Joaquin Phoenix et Leonardo Di Caprio, se situe toujours entre le Schlémil des blagues juives et le picaro du roman picaresque espagnol, les deux ayant le chic de se mettre dans des situations invraisemblables, ingérables et presque toujours potentiellement mortelles. Pynchon renoue ainsi avec les origines du roman. La prolifération de romans naturalistes qu’on observe aujourd’hui ne devrait pas opacifier que le roman a toujours connu une veine ludique, qui tire son origine chez Cervantès, que Lawrence Sterne et Denis Diderot ont défendue, que José Luis Borges et Thomas Pynchon ont sauvée à travers le vingtième siècle et qu’un Éric Chevillard se retrouve un peu solitaire à défendre contre la maussaderie et les apitoiements de l’autofiction érigée en authenticité littéraire des publications contemporaines.
Lire Pynchon, c’est accepter que la littérature sait être autre chose qu’une reproduction fastidieuse du réel et de ses tracas (personnels ou sociétaux). C’est vivre dans une vision du monde de quelqu’un qui espère encore mettre le feu, même si les explosifs ne sont jamais que textuels. Dans Shadow Ticket, des objets apparaissent et disparaissent, il y a des digressions sur les guerres fromagères que se livre Bruce Airmont avec ses rivaux et qui rappelle cette scène où des personnages, dans Against de Day, finissent par échapper de très peu à une noyade dans un entrepôt de fabrication de mayonnaise. Il y a un monde interlope où les personnages ne sont jamais ce qu’ils prétendent être, d’improbables matriochkas qui changent d’occupation, d’accoutrement et de lieu selon les besoins du sens ou du nonsense narratif. Le monde de Pynchon est un incroyable capharnaüm, entre tableau de Bosch et ces images foisonnantes où on incite nos enfants à trouver Charlie. Sauf que chez Pynchon, Charlie s’est toujours déjà barré. C’est un bordel incompréhensible : dans Shadow Ticket, l’on retrouve une cinquantaine de personnages secondaires dont la logique d’apparition et de disparition est proche du surgissement, dans un morceau de jazz improvisé, d’une mélodie qu’on fait fredonner à son instrument avant de progresser vers autre chose. C’est une partition écrite non par quelqu’un de fou, mais par quelqu’un d’assez lucide pour avoir compris que c’est le monde qui est fou, qui a déraillé, et que tout ce qu’on peut faire, c’est l’accompagner avec une bande-son dont les différentes manifestations constituent une contre-histoire de l’aventure américaine. Si Shadow Ticket se passe dans les années 1930, c’est aussi parce que, depuis les origines sanguines de l’aventure américaine (Mason & Dixon, V.) aux États-Unis de plus en plus cloisonnés dans leur propre conservatisme libéral (Vineland) avant de transformer aussi les mondes digitaux en enclaves dystopiques (Bleeding Edge), c’est la seule époque encore non couverte par l’auteur. Existe donc maintenant, depuis Shadow Ticket, une contre-histoire complète des États-Unis d’Amérique et du lent avènement du capitalisme.
Au delà de l’adaptation
Dans ce contexte, One Battle After Another, plus qu’une véritable adaptation, offre un prolongement de l’œuvre de Pynchon dans le monde d’aujourd’hui, un bel hommage autant qu’un post-scriptum d’un compagnon de route. Vineland était un livre ancré dans les années 1960 et les années 1980. Pynchon montrait à quel point le mouvement hippie était miné par la délation et des forces réactionnaires infiltrées, marquant la fin du rêve d’une Amérique un tantinet gauchiste. C’était aussi un hommage ambivalent à la télévision, formidable outil de distraction pascalien autant que opium pour le peuple américain. Dans Vineland, chaque personnage bénéficiait de son propre programme de télé. Une logique que PTA d’adopte pas. Son monde est plus sombre, moins ludique. Le réalisateur se concentre sur les quatre personnages principaux : Zoyd devenu Pat/Bob, Prairie devenue Charlene/Willa, Frenesi devenue Perfidia et, surtout, Brock Vond devenu Lockjaw, dont le fascisme et le racisme, bien que partiellement comiques, sont des moteurs narratifs puissants. Le club infect de suprémacistes blancs à qui il veut plaire et dont il est évident que jamais ils ne l’accepteront puisqu’il ne vient pas, comme eux, de vieilles familles blanches traditionnelles, sont des métonymies d’une société où tout régresse, surtout la tolérance et autres acquis des Lumières.
Dans ce contexte, il est remarquable que là où Vineland finit sur une sorte d’utopie familiale, dans cette adaptation libre, l’utopie passe (presque) complètement à la trappe. Comme si, entre les années 1980 et aujourd’hui, s’était observé encore un durcissement, comme si tout espoir d’un monde meilleur était devenu irréaliste, comme si ce qui était vraiment inadaptable au cinéma, chez Pynchon, c’était son humanité, que Paul Thomas Anderson parvient à loger dans un regard empli de tendresse de Bob pour sa fille, ou encore dans la résolution de la jeune Charlene à reprendre les armes. Mais de lieu utopique, il n’y en a plus : après que Pynchon a déconstruit, dans Bleeding Edge, le dernier lieu d’une eutopie possible – les débuts d’Internet –, il ne reste à Paul Thomas Anderson plus que l’espace de l’intime. C’est le Pynchon, moraliste et engagé, plus que celui qui, dans la variété de mondes parallèles esquissés, accepte de laisser entrer de l’utopie, qu’adapte PTA. À la fin de Dracula de Radu Jude, alors que les touristes ont fini par collectivement massacrer non pas le vampire mais le comédien incarnant le vampire, un Allemand cite Wittgenstein, qui disait toujours que l’histoire avec le progrès, c’est que ça avait toujours l’air plus grand que ça ne l’était. Ça pourrait être une épigraphe de l’œuvre de Pynchon – une œuvre qu’on continuera à lire et à relire, même quand le couperet de l’obscurantisme nous sera retombé dessus depuis belle lurette.
1 Michel Doury, le traducteur français de Gravity’s Rainbow, s’en est d’ailleurs mordu les doigts, qui a parfois sauté plusieurs pages, au cours d’un travail hélas bâclé
2 Voir L’anti-Œdipe et Mille plateaux de Gilles Deleuze et Felix Guattari