Marc Trappendreher : Depuis ce mercredi, les lumières du Lido de Venise brillent sur le plus ancien des festivals internationaux. La 82e Mostra s’est ouverte avec tapis rouge et stars, mais elle met surtout en avant des œuvres qui thématise les jeux de pouvoir politiques, les identités sociales et les mémoires historiques. Entre grands auteurs internationaux et voix italiennes, le festival rend perceptibles, tel un sismographe, les fractures et les espoirs de notre époque. Cette manifestation s’inscrit dans une tradition riche : la Mostra s’est tenue pour la première fois en août 1932 sur la terrasse de l’hôtel Excelsior, au Lido. Fondée dans le cadre de la Biennale par des figures visionnaires comme Giuseppe Volpi, Antonio Maraini et Luciano De Feo, elle fut d’emblée conçue comme l’expression du cinéma en tant qu’art. Mais n’a-t-elle pas été, dès ses origines, aussi un instrument destiné à affirmer la prééminence culturelle de l’Italie dans le cinéma international – face, notamment, à la toute-puissante production américaine de l’époque ?
Maria Sole Colombo : La Mostra de Venise entretient depuis toujours un rapport à la fois intense et contradictoire avec l’identité nationale, la culture et le pouvoir. Le passé fasciste de la manifestation – qui, dès sa deuxième édition, institue la « Coppa Mussolini » – se lit dans les architectures de marbre blanc, d’inspiration rationaliste, que le spectateur traverse encore aujourd’hui pour assister aux projections. Les dynamiques politiques, économiques et cinématographiques qui ont façonné l’identité du festival ont été minutieusement cartographiées par l’un des plus grands historiens du cinéma italien, Gian Piero Brunetta, qui a récemment publié une œuvre monumentale : La Mostra Internazionale d’Arte Cinematografica di Venezia 1932-2022. En parcourant les 1 400 pages de ce volume, on découvre combien le festival a, dès ses débuts, entretenu un lien privilégié avec la cinématographie nationale, tout en s’affirmant comme un espace extraordinairement ouvert et cosmopolite. Stratégiquement positionnée au début de la saison commerciale, la Mostra a toujours été une vitrine de prestige, que l’appareil productif italien utilisé pour exposer ses œuvres les plus précieuses. Pourtant, Venise n’a jamais véritablement aimé le néoréalisme, tardant même à reconnaître de grands auteurs comme Rossellini ou Visconti. Le rapport à l’Amérique n’est pas moins ambivalent : tout en promouvant une rhétorique qui conçoit le cinéma comme un art, le festival affirme dès ses origines sa volonté de se distinguer de l’imposante machine industrielle d’outre-Atlantique, perçue comme l’expression d’un cinéma de divertissement destiné aux masses, tout en cultivant une fascination constante pour le glamour et la grandeur hollywoodiens. Un tournant décisif dans le rapprochement Venise-Hollywood est marqué par un événement récent et d’envergure : alors qu’à Cannes, Thierry Frémaux ferme les portes aux productions Netflix, la Mostra accueille ces créations américaines. Le festival s’inscrit ainsi dans le système de promotion cinématographique des États-Unis, le Lion d’or précédant de plus en plus souvent les lauréats des Oscars. Mais la sélection vénitienne ne se limite pas au seul duopole Europe/États-Unis : les éditions dirigées par le directeur artistique Marco Müller ont permis aux grands maîtres de l’Extrême-Orient d’accéder au regard occidental. Plus récemment, Venise s’est faite porte-voix du phénomène du world cinema, comme en témoignent les dizaines et dizaines de pays représentés cette année.
M.T. : Le festival aborde avec intensité les fractures du présent. The Wizard of the Kremlin d’Olivier Assayas s’impose comme un drame politique d’envergure : À travers le regard d’un conseiller fictif du cercle rapproché du Kremlin, le film retrace l’ascension de Vladimir Poutine et ouvre une réflexion sur les rouages du pouvoir, de la manipulation et de la loyauté. Kathryn Bigelow, avec A House of Dynamite, signe un thriller haletant où des employés de la Maison Blanche sont confrontés à la menace d’une attaque nucléaire, révélant l’entrelacement des crises intimes et des décisions d’État.
Dans un registre plus léger, mais tout aussi réfléchi, Noah Baumbach propose avec Jay Kelly une comédie douce-amère : deux amis de longue date, incarnés par George Clooney et Adam Sandler, tentent de revivre leurs années de jeunesse et enchaînent les péripéties aussi drôles que mélancoliques. Le film explore, derrière ses accents burlesques, la question de l’identité et de l’acceptation du temps qui passe. Guillermo del Toro revisite quant à lui Frankenstein en plaçant l’accent sur la dimension tragique de la créature incomprise. Oscar Isaac incarne le savant démiurge face à Jacob Elordi, son « fils » monstrueux, dans une confrontation où se rejouent la tentation de toute-puissance et le désir d’appartenance. Enfin, Kaouther Ben Hania marque le festival avec The Voice of Hind Rajab : inspiré d’enregistrements réels, le film reconstitue les dernières heures d’une fillette de cinq ans dans la bande de Gaza, transformant une tragédie individuelle en métaphore universelle de la violence et de l’impuissance.
Dans son ensemble, la compétition trace une cartographie sensible de notre époque : des luttes géopolitiques aux quêtes intimes, des récits mythiques aux fictions documentaires, le cinéma apparaît ici comme un outil de réflexion, d’empathie et de dialogue social. Aux côtés de ces grandes signatures internationales, le cinéma italien affirme également sa présence. Gianfranco Rosi propose Sotto le Nuvole, portrait en noir et blanc du quotidien à Naples, tandis que Pietro Marcello, avec Duse, s’attache aux dernières années de la légendaire actrice Eleonora Duse. La Mostra met aussi en valeur les racines culturelles et la vitalité créatrice de l’Italie.
M. S. C. : Et avant même les œuvres déjà citées, l’ambition du festival de présenter au monde le meilleur du cinéma italien contemporain s’affirme dès le film d’ouverture, La grazia de Paolo Sorrentino, un auteur maximaliste et génial, héritier de Fellini et principal interprète d’un « Fellinisme » aujourd’hui omniprésent. À chaque nouvelle œuvre, qui façonne et exporte une vision toujours plus abstraite et excessive d’italianité, Sorrentino confirme qu’il est un cinéaste visionnaire, davantage préoccupé par l’imaginaire que par le réel. À l’opposé absolu, incarnant une conception du cinéma radicalement différente, se trouve Franco Maresco, présent cette année avec Un film fatto bene : sa participation est historique et tout à fait inattendue, compte tenu de la relation extrêmement conflictuelle que ce réalisateur maudit a toujours entretenu avec le pouvoir et ses institutions. Il suffit de rappeler que son œuvre la plus marquante, Totò che visse due volte (1998), fut initialement interdite à tous les publics, déclenchant un vif débat autour du rôle de la censure. Et encore, en compétition, Leonardo Di Costanzo présente Elisa, l’histoire d’une femme incarcérée qui, grâce à sa relation avec un criminologue, commence enfin à prendre conscience de l’horreur qu’elle a commise. Avec ce film, Costanzo, issu d’un long apprentissage dans le documentaire, revient sur les territoires explorés dans le drame carcéral Ariaferma, également présenté au Lido en 2021. Hors compétition, on retrouve aussi After the Hunt de Guadagnino, le plus hollywoodien des Italiens, ainsi que Il maestro d’Andrea Di Stefano, porteur d’un regard d’auteur sur le cinéma de genre. Avec une programmation aussi vaste que diversifiée, la Mostra se confirme ainsi comme le cœur battant de l’agenda culturel et productif italien, trouvant au Lido sa scène à rayonnement mondial.