Avènement et encadrement pour le bitcoin & Co

Titre Les cryptos dans le rang

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d'Lëtzebuerger Land vom 25.07.2025

Depuis le début de 2025 la valeur des cryptomonnaies n’a cessé de progresser, atteignant un total d’environ 3 500 milliards de dollars au début de l’été. Le bitcoin (BTC) qui pèse environ soixante pour cent du total, a gagné plus de 52 pour cent entre juillet 2024 et juillet 2025. Portée par un environnement économique, politique et réglementaire très favorable, cette évolution risque, pour certains, de dénaturer le concept d’origine marqué par un esprit libertaire.

Dès le début 2024, le marché américain des cryptos avait été dopé par la création d’ETF (exchange traded funds ou fonds négocié en bourse) BTC (Bitcoin) Spot, permettant à des investisseurs particuliers d’accéder au monde des cryptos par le biais d’un compte-titres ordinaire et avec une plus grande sécurité. En 2024, les onze ETF Bitcoin proposés ont collecté plus de 35 milliards de dollars contre quinze milliards attendus. Pour 2025, les prévisions tablent sur cinquante milliards. Lancés en juillet 2024, les ETF Ethereum ont connu de leur côté un démarrage poussif mais ont retrouvé des couleurs au premier semestre 2025, avec trois milliards engrangés. Ce type d’ETF n’existe pas encore en Europe.

Toujours aux États-Unis, début novembre 2024, le retour aux affaires d’un président désormais converti aux cryptos a provoqué une vive hausse des cours, avec la perspective d’un nouvel environnement plus « crypto friendly » qu’auparavant. Il faut dire que Donald Trump a, si l’on peut dire, payé de sa personne, par le truchement de plusieurs sociétés familiales qui représentent un véritable « empire cryptographique ». Non seulement elles accumulent les BTC, mais elles sont aussi actives dans le minage et les plateformes d’échange. La famille pourrait lancer son propre jeton, le WLFI, dont elle détiendrait directement la moitié de l’offre. Pour sa part, peu avant son investiture, Donald Trump avait lancé un « memecoin », type de cryptomonnaie communautaire et à but spéculatif, à son effigie sur la blockchain Solana.

Un autre facteur directement lié à la présidence Trump a également boosté la valeur des cryptos, permettant au BTC de repasser la barre des 100 000 dollars le 8 mai 2025 (il l’avait franchie la première fois le 4 décembre 2024). Les incertitudes économiques et géopolitiques qui marquent le début du second mandat font des cryptomonnaies des valeurs refuges, comparables à l’or. J.P. Morgan, dans un document publié en mai 2025, prévoit même que les investisseurs, pour se prémunir contre l’inflation qui pourrait rebondir aux États-Unis, se porteront davantage sur le BTC que sur l’or comme « réserve de valeur », malgré sa volatilité et sa forte corrélation avec les valeurs de la tech.

Enfin, après s’être développés pendant plus d’une décennie dans un « brouillard réglementaire », les cryptoactifs bénéficient depuis cette année d’un meilleur encadrement. En Europe le règlement MiCA (Markets in Crypto Assets) est entré en vigueur en janvier 2025. Il instaure un cadre harmonisé dans l’UE et octroie un « passeport européen » aux acteurs immatriculés dans un pays membre. Aux États-Unis, le Congrès a adopté mi-juillet le Genius Act qui porte sur les stablecoins. Cette cryptomonnaie, adossée à un actif de référence comme une devise fiduciaire (dollar, euro), une matière première (or), ou un panier d’actifs, est conçue pour que sa valeur soit relativement stable dans le temps, d’où son nom, alors que les cryptomonnaies traditionnelles ont un prix très volatil. En même temps elle conserve les avantages d’une blockchain (vitesse, sécurité, accessibilité).

La quasi-totalité des stablecoins sont adossés au dollar américain, d’où l’importance du Genius Act qui a introduit plusieurs mesures-clés. Pour chaque stablecoin créé, les émetteurs devront détenir en réserve un montant équivalent en dollars ou en bons du Trésor, ce qui garantit aux souscripteurs qu’ils ne perdront rien en cas de vente soudaine ou massive. Les grandes entreprises technologiques, comme Amazon ou Meta, qui voudraient émettre des stablecoins devront s’associer à des établissements financiers agréés, les plus gros émetteurs étant par ailleurs audités chaque année. Cette supervision ne sera plus réalisée par la SEC (Securities and Exchange Commission) mais par la CFTC (Commodity Futures Trading Commission), une agence fédérale créée en 1974 pour contrôler les marchés à terme et de produits dérivés.

Le Genius Act a été très favorablement accueilli par les acteurs de la cryptomonnaie mais aussi par ceux de la finance traditionnelle (Mastercard a parlé d’un « événement historique ») car, en favorisant le développement de ce segment (qui ne pèse à l’été 2025 que dix pour cent du seul BTC), il va leur permettre de s’y positionner. Le marché des stablecoins a déjà quasiment été multiplié par dix entre 2021 et 2025, passant de 28 milliards de dollars à environ 255 milliards. Grâce au nouveau cadre juridique, il pourrait encore décupler d’ici à 2030 pour atteindre 2 700 milliards.

Les grandes banques américaines sont à la manœuvre, sachant que la Fed a renoncé à en émettre. Bien que toujours réticent, le président de J.P. Morgan Chase, Jamie Dimon, considère qu’il est devenu impossible de rester à l’écart du mouvement, et sa banque a lancé fin juin un stablecoin réservé à ses clients institutionnels. Bank of America, Wells Fargo et Citigroup ont également affiché leur souhait de récupérer une part du gâteau, l’émission de stablecoins étant extrêmement lucrative (Tether a gagné presqu’autant d’argent que Goldman Sachs en 2024). Au passage le Trésor américain se frotte les mains, la croissance des stablecoins se traduisant mécaniquement par une augmentation de la demande de T-bonds, à un moment où les investisseurs se font tirer l’oreille pour financer la colossale dette publique américaine.

L’encadrement réglementaire des cryptomonnaies, qui n’en est probablement qu’à ses débuts (les difficultés d’application du règlement MiCA en Europe laissent déjà envisager un renforcement), est un élément-clé de leur « institutionnalisation », c’est-à-dire de leur adoption par les grands acteurs de la finance et même par les gouvernements. Ainsi, Donald Trump a-t-il créé en mars 2025 une « réserve stratégique de cryptomonnaies » principalement alimentée par 200 000 BTC ayant fait l’objet de saisies judiciaires.

Les banques et les sociétés de gestion ne font pas que proposer les cryptos à leurs clients, directement ou par le truchement de fonds, elles y investissent aussi pour leur propre compte. Quant aux grandes entreprises elles en détiennent un nombre croissant pour placer leur trésorerie ou à plus long terme. Au total, 3,5 millions de BTC, soit environ 17 pour cent de l’offre globale, seraient aujourd’hui logés dans des « portefeuilles institutionnels » (dont sept pour cent chez les promoteurs d’ETF). C’est un tiers de plus qu’en 2024. Cette concentration croissante présenterait des risques pour la liquidité (sachant que la quasi-totalité des BTC par exemple, soit 21 millions d’unités, est déjà en circulation) mais pour certains experts le problème est ailleurs. « L’adoubement » des cryptoactifs, qui bénéficient désormais d’un réel soutien politique et réglementaire, serait contraire à l’esprit qui a présidé à leur apparition il y a une quinzaine d’années.

« Un actif qui se présentait comme le dissident de la finance traditionnelle est aujourd’hui validé par BlackRock, Fidelity et même les États » déplore la journaliste spécialisée Nastasia Hadjadji. Leur « proposition de valeur » serait ainsi passée d’un système monétaire parallèle indépendant des États et à forte tendance spéculative à « une classe d’actifs qui a fait ses preuves et acquis ses lettres de noblesse » (selon Paul Bureau, de la banque française Delubac & Cie) de nature à séduire les investisseurs institutionnels. Le magazine français Investir parle même du BTC comme « un actif ennuyeux de banquiers et de bons pères de famille, voire un peu réactionnaire, proche des néoconservateurs américains », alors qu’il « symbolisait un esprit de liberté ». Il voit le signe d’un moindre intérêt du grand public pour les cryptos dans la diminution du nombre de recherches sur Google, alors qu’elles avaient explosé en 2017 et en 2021. Mais l’autorisation d’ETF cryptos en Europe pourrait changer la donne. 

Georges Canto
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