Depuis maintenant près de dix ans, malgré la généralisation des accords d’échanges automatiques d’information (EAI), les avoirs offshore des particuliers et des sociétés restent peu, mal, voire pas du tout déclarés pour des raisons tout à fait légales, selon l’Observatoire de la fiscalité européenne (ou EU Tax Observatory). Conçue après la crise financière de 2008, cette réglementation, qui a signé la fin du secret bancaire, repose sur des standards internationaux, notamment la Norme Commune de Déclaration (plus connue sous son sigle anglais de CRS, pour Common Reporting Standard) élaborée par l’OCDE en 2014 et adoptée depuis par plus de 120 juridictions (pays et territoires).
Selon ces accords, bilatéraux ou multilatéraux, entrés en vigueur en 2017, les institutions financières des pays signataires collectent chaque année des informations sur les comptes détenus par des personnes physiques ou morales non-résidentes. Elles les transmettent à l’administration fiscale locale, qui les fait ensuite parvenir au fisc du pays de résidence du titulaire du compte. Sont concernés les comptes bancaires classiques, mais aussi les comptes-titres et les autres comptes financiers (assurance-vie). L’identité du titulaire, le numéro de compte, le solde, les mouvements, ainsi que les revenus générés par les actifs détenus (intérêts, dividendes, produits de cession de titres, etc..) sont ainsi divulgués. Malgré la relative simplicité de sa conception, le fonctionnement du dispositif préoccupe depuis l’origine les autorités politiques et financières, qui cherchent à évaluer son efficacité, surtout pour les avoirs détenus dans des « paradis fiscaux ».
Du côté des clients, particuliers comme entreprises, des recherches ont mis en évidence plusieurs « stratégies d’évitement ». La plus banale consiste à transférer tout ou partie des avoirs dans des juridictions non-signataires d’accords internationaux de transparence fiscale. Plus facile à dire qu’à faire car ces destinations ne sont plus actuellement qu’au nombre de huit, fort exotiques (Anguilla, Belize, Maldives, Nauru, Palaos, Saint-Kitts-et-Nevis, Samoa, Vanuatu), auxquelles on peut ajouter partiellement le Panama. Mais les clients profitent aussi des exemptions contenues dans la norme. Cette dernière prévoit une « franchise » de 250 000 dollars (les soldes inférieurs ne sont pas déclarables) et ne porte que sur les actifs financiers, immobilier réel exclu. Il existe aussi des situations plus complexes où les institutions financières ne sont que peu ou pas tenues de déclarer les avoirs offshore qu’elles détiennent aux autorités locales (et au-delà, à celles du pays de résidence de leurs clients). Mais cet aspect des choses était jusqu’ici peu documenté.
Cette lacune est en grande partie levée depuis la publication, mi-juin 2025, sur le site de l’Observatoire de la fiscalité européenne d’un copieux document de 67 pages intitulé « When Bankers Become Informants : Behavioral Effects of Automatic Exchange of Information ». Les auteurs, Jeanne Bomare (London School of Economics) et Matthew Collin (École d’économie de Paris) ont eu accès aux données bancaires de 4 500 clients de la filiale de la Cayman National Bank (CNB) active sur l’île de Man, en mer d’Irlande, notamment entre 2016 (date à laquelle l’île, dépendance directe de la Couronne britannique, a adopté le CRS) et 2018.
Disposant d’une importante clientèle issue de pays participant à l’EAI, la banque devait donc en déclarer les comptes, parmi les 37 000 qu’elle gérait. La réalité s’est révélée nettement plus nuancée. En premier lieu, en raison de la conception même de l’accord d’échange d’informations, la banque était dispensée de l’examen et de la déclaration d’une part très importante (plus de 80 pour cent) des avoirs détenus par les résidents fiscaux des pays participants à l’EAI. Explications : figurent parmi les clients des banques offshore, des sociétés non-financières mais également des « entités d’investissement », des structures gérées professionnellement qui tirent au moins la moitié de leurs revenus de la gestion d’actifs financiers. Leur clientèle est variée et comprend aussi bien des particuliers et des sociétés non-financières voire d’autres entités financières dont les revenus sont principalement attribuables à l’investissement ou à la négociation d’actifs financiers. Elles pèsent très lourd dans le fonds de commerce. Étant elles-mêmes considérées comme des institutions financières étrangères, elles n’avaient pas à être déclarées par la CNB-Isle of Man. En revanche elles étaient soumises à l’obligation de déclarer les participations détenues par leurs clients quand ils étaient résidents de pays participant au CRS.
C’est là que le bât blesse, car selon les auteurs, et alors même que plus de 85 pour cent des dépôts détenus par leur intermédiaire pouvaient être retracés jusqu’à des bénéficiaires effectifs résidant dans des pays participant au CRS, les entités d’investissement n’ont pas pleinement respecté leurs obligations de déclaration, leur nombre (plusieurs centaines) faisant obstacle à des contrôles précis. Pour cette raison, une part importante des dépôts faits auprès d’elles, qui n’a pu être calculée dans l’étude, échapperait toujours à la déclaration et donc à l’impôt.
Cette situation se rencontre dans les autres paradis fiscaux, qui abritent proportionnellement plus d’entités d’investissement que les autres pays et territoires. Selon le document publié en juin, plusieurs cas très médiatisés aux États-Unis ont montré que certaines personnes étaient tentées de créer de toutes pièces des institutions financières détenant leurs actifs offshore pour se soustraire aux nouvelles obligations déclaratives.
Les particuliers qui détiennent plus de 250 000 dollars sont à 98 pour cent déclarés en 2018 (neuf points de plus qu’en 2016), mais ils sont ultra minoritaires dans le portefeuille clients. La situation est plus compliquée du côté des sociétés non-financières, dont les actifs, majoritairement détenus par des bénéficiaires effectifs résidant dans des pays participants à la CRS (ils représentaient les trois-quarts du total des bénéficiaires effectifs en 2018) devaient donc être déclarés. Pourtant à peine plus du tiers de ces sommes (35 pour cent) l’ont été en 2018. En plus de l’application de la franchise de déclaration (qui a profité à un compte sur six ouvert avant 2016), plusieurs éléments ont joué. La banque n’est pas tenue de déclarer les avoirs de sociétés basées dans la même juridiction qu’elle. Or un grand nombre de sociétés clientes sont de droit local.
Concernant les bénéficiaires effectifs, seuls ceux détenant plus de 25 pour cent des actions d’une société doivent être déclarés. Mais ce n’est pas tout. La norme CRS distingue les sociétés actives et passives. Les premières ont une activité industrielle, commerciale ou de services et tirent moins de la moitié de leurs revenus de dividendes, intérêts, loyers ou plus-values financières. Leurs contraintes de déclaration sont souples. En effet, même si elles ont été créées dans des juridictions signataires, elles ne sont déclarées qu’au niveau de l’entité, ce qui signifie qu’aucune information sur les bénéficiaires effectifs n’est collectée ni échangée avec le pays contrepartie.
Les auteurs donnent l’exemple du compte détenu à la CNB par une société de conseil luxembourgeoise. Il sera bien déclaré par l’Ile de Man au fisc du Luxembourg, pays participant à la CRS, mais sans aucune information sur les bénéficiaires effectifs de la société n’est communiquée. Si elle est détenue par des résidents fiscaux britanniques par exemple, aucune information concernant ce compte ne sera partagée avec le Royaume-Uni, pourtant également signataire. De plus, le Luxembourg n’est pas tenu, en vertu de la CRS, de partager des informations avec le Royaume-Uni concernant cette société et ses comptes étrangers. Finalement, seulement la moitié des avoirs des particuliers et des entreprises non-résidents ont été déclarés par la CNB aux autorités de l’Île de Man. Sans déclaration, pas d’imposition. Les failles du système minent son efficacité opérationnelle (en termes de recettes fiscales) et stratégique : le montant des actifs gérés dans les centres financiers offshore, même signataires d’accords d’EAI, est toujours estimé à 9.000 milliards de dollars, soit 8 pour cent du PIB mondial, à peine moins que les 10 pour cent évoqués en 2007 par l’économiste français Gabriel Zucman.
Comptes hackés
L’article académique publié mi-juin par l’Observatoire européen de la fiscalité présente la particularité unique de s’être appuyé sur des données bancaires dérobées. Portant sur près de douze années, elles ont été publiées en ligne en novembre 2019 par Distributed Denial of Secrets (DDOS), un « collectif de transparence » spécialisé dans la publication de données fuitées. Ici il s’agit de la « fuite Sherwood », par référence à Robin-des-Bois. La Cayman National Bank sur l’Île de Man est un petit établissement, car à son apogée en 2017, elle ne contrôlait qu’environ 400 millions de dollars, à parts égales entre dépôts sur des comptes bancaires et avoirs sur des comptes-titres. Selon les auteurs de l’étude, elle est assez représentative des autres banques actives sur l’île, qui ne sont plus que dix d’après l’Isle of Man Financial Services Authority. Les particuliers ne représentent que dix pour cent des clients, les sociétés non financières environ trente pour cent et les fiducies un peu moins de soixante pour cent.
La clientèle de particuliers et d’entreprises non financières (bénéficiaires effectifs) est au deux tiers composée de Britanniques, dont une partie sont domiciliés sur place. La proportion de clients d’Amérique du Nord, d’Asie et du Moyen-Orient est plus faible que dans les autres banques de la place. Les soldes des comptes sont plutôt modestes, treize pour cent seulement dépassant le million de dollars, 44 pour cent étant inférieurs à 100 000 dollars donc susceptibles de bénéficier de l’exemption de déclaration (en fonction de chaque accord bilatéral). Entre 2016 et 2018, les avoirs détenus par les particuliers et les sociétés non financières ont chuté de 38 pour cent, ce qui confirme la tendance des clients à aller voir ailleurs ou à réduire leurs soldes pour ne pas être déclarés.