Dans la grande Halle de Meisenthal, deux expos majeures en milieu rural

Étrange bestiaire

d'Lëtzebuerger Land du 11.07.2025

Au beau milieu du Parc naturel des Vosges, l’Atelier Meisenthal a longtemps servi de studio à Damien Deroubaix. Depuis, la vaste demeure en gré rose est devenue un lieu de résidence d’art et d’exposition transfrontalier. Après Luca Bertolo l’année dernière, l’Atelier Meisenthal accueille aujourd’hui les œuvres les plus récentes de Sophie Ullrich, jeune artiste allemande représentée par la galerie Nosbaum-Reding. Pendant deux mois, de mars à avril 2025, la jeune femme a pu entièrement se dédier à son travail, à l’écart du bruit et de la rumeur des villes. Une vingtaine de toiles sont à découvrir in situ jusqu’en septembre, en même temps que l’étrange bestiaire de Max Coulon installé dans la Grande Halle de Meisenthal. Soit deux expositions majeures au sein d’un village qui compte à peine 700 habitants.

Au cours de ses années de formation à l’Académie de Düsseldorf, prestigieuse école d’art où l’on privilégie l’autonomie et le regard critique, Sophie Ullrich a suivi les enseignements d’Aberhard Havekost (1967-2019), éminent représentant de l’école de Dresde. Dans son sillage, Sophie Ullrich privilégie l’aplat, l’expressivité du geste et des couleurs à l’instar de Tatjana Doll. Perfectionniste, la jeune femme prépare également ses pigments, fabrique sur mesure ses canevas. L’ensemble de toiles qu’elle présente à l’Atelier Meisenthal circule entre figuration et abstraction. Toutes revêtent, en arrière-plan, des pans abstraits où ont été posées jusqu’à cinq ou six couches d’huile (et parfois d’aérosol), afin de rendre particulièrement nette la présence des figures, très souvent isolées au sein de ses compositions. Un curieux personnage, que l’on aperçoit de façon fragmentaire (un bras, une main, des pieds, tout en longueur), revient discrètement de toile en toile, tel un fil rouge narratif. Celui-ci n’a « ni nom, ni sexe » précise l’artiste, mais on reconnaît à son aspect filiforme et à ses formes élastiques l’influence esthétique de la bande-dessinée. Ce personnage fait tenir l’ensemble : il relie au sein de la composition les éléments les plus disparates entre eux — animaux, objets publicitaires ou kitsch. Ainsi de Holly Hunger (2025), toile de moyenne dimension qui comprend, sur un fond dominé par des tonalités verte et bleue, deux figures soutenues par des mains : d’un côté, un pot de cornichons, de l’autre une effigie kitsch de la Vierge. Cette dernière est une allusion au village de Meisenthal, qui regorge de statues et de calvaires. Une façon, pour l’artiste, d’ancrer son travail dans un lieu, de le contextualiser. Quant au pot de cornichons, c’est tout ce qu’elle a trouvé dans le frigo en arrivant, affamée, le premier jour de résidence. Il s’avère qu’un lien est apparu a posteriori entre ces deux motifs : ne dit-on pas en Allemagne que les femmes enceintes mangent des cornichons ? En France, on en connait la légende sucrée : les femmes enceintes aimeraient savourer des fraises. Voilà le type de différences culturelles qui réjouit Sophie Ullrich, qui a profité de son séjour pour apprendre à parler français. Un apprentissage de la langue qui s’accompagne de la découverte de jeux de mots, que l’artiste se plaît à traduire plastiquement. C’est le cas de cette toile de moyenne dimension dominée par un fond sombre, intitulée Fantômes en verre (2025). Prévenue que l’Atelier de Meisenthal était un lieu hanté, Sophie Ullrich a imaginé deux figures en vert flottant dans l’espace de représentation, et dont les formes molles, élastiques, se répondent. L’artiste a décliné ensuite le jeu de mot en céramique, en recourant à un verrier de Meisenthal. C’est ainsi que deux petits fantômes, en verre cette fois-ci, ont pris forme face à la toile d’origine.

De nombreux animaux peuplent les tableaux de Sophie Ullrich. Ce peut être pour conjurer la peur que lui inspire, par exemple, l’araignée, qu’elle affuble alors de multiples yeux — motif de l’œil disséminé dans l’exposition sous de multiples avatars (tétons, boutons). Mais aussi les reptiles, pour le pouvoir d’étrangeté lié à leur origine préhistorique, comme en témoigne ce python jaune enroulé autour d’un bras, une espèce invasive introduite par l’humain qui vient bouleverser des écosystèmes entiers. Le chat, placé dans des situations cocasses, cristallise l’humour de l’artiste (Autonome Katzen, 2025), tout comme les loups disposés de profil, à l’égyptienne, au côté de notre personnage-mystère (Romulus & Remus, 2025). On y trouve par ailleurs des vues de requins (Im Salon den Nautilius, 2025) ainsi qu’un tableautin reproduisant l’aspect étrange d’un mollusque, appelé nautilius en référence à Jules Verne, que l’on peut voir comme la présence lointaine d’une ère révolue — on le qualifie d’ailleurs souvent de fossile vivant.

Traversons la route pour se rendre désormais à la Halle Verrière de Meisenthal et découvrir le curieux bestiaire imaginé par Max Coulon pour son installation « Le Feu au lac ». L’artiste français, qui a été disciple de Stephan Balkenhol, est à ce jour le plus jeune artiste à exposer dans ce lieu gigantesque. Fait étonnant, on y retrouve une ribambelle de requins (Le Feu au lac, 2025), mais cette fois-ci embrochés à un grand anneau suspendu à un fil. « Le point de départ de cette pièce », prévient d’emblée Max Coulon, « était de faire de cette Halle l’espace idéal pour jouer avec la question de la distance, en formulant une proposition que l’on ne comprenne pas immédiatement en entrant ». Le spectateur doit ainsi s’approcher de l’œuvre pour reconnaitre des requins réalisés en mousse expansive et dont les contours ont été intentionnellement mal dégrossis. Un traitement violent d’où se dégage par contraste une impression de douceur, liée à la suspension et à la mobilité aérienne de la pièce. Façon, pour le sculpteur, de déconstruire les connotations virilistes et agressives qui pèsent habituellement sur le squale.

Ailleurs, de petites sculptures de béton sont disposées à même le sol, ponctuées d’une tête de vache, d’ours ou de mouton, qui revisitent allègrement la tradition gothique des gargouilles. Rappelons que l’artiste, originaire de Strasbourg, avait au quotidien son incroyable cathédrale sous les yeux. De semblables créatures chimériques avaient d’ailleurs été intégrées au parcours de sculptures de la précédente Luxembourg Art Week. Plus avant, une longue partition d’objets assemblés forme une ligne droite (Deuxième phrase, 2025). Il s’agit d’œuvres volontairement modestes, faites de bric et de broc, qui renouent avec l’esprit du dadaïsme et nous rappellent que la création artistique est faite de rencontres, d’improvisations et d’accidents bienvenus. Ce sont là autant d’énigmes adressées à l’imagination du spectateur. On décèle, au sein de ce fourbi, une main qui tient un arbre, une allusion à la sculpture actuellement exposée à Nantes (Luffy and the Tree, 2024) ; on y perçoit aussi la maquette de Le Feu au lac, où les requins sont représentés par des bonbons à leur effigie, mais aussi celle réalisée à partir de No Reason to Move (2024), cette vaste cabane pour enfant reposant sur deux pieds en bois sculptés à la tronçonneuse. Clou du spectacle de la Grande Halle, cette habitation poétique porte en elle l’idée que n’importe quel objet minuscule peut être un jour décliné en grand. Dans cette optique où les échelles sont réversibles, Deuxième phrase renferme autant de projets susceptibles d’être réalisés. Comme autant de rêves d’enfants en suspens, en attente du moment opportun.

Expositions de Sophie Ullrich jusqu’en septembre à l’Atelier Meisenthal (visite de l’exposition sur rdv : contact@nosbaumreding.lu) et installation « Le Feu au lac » de Max Coulon à la Halle Verrière de Meinsthal, jusqu’au 21 septembre 2025.

Loïc Millot
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