Quoi de mieux qu’un passage au sein d’une galerie marchande pour suspendre la marche quotidienne et empressée des passants ? Walter Benjamin aurait sans doute apprécié cet emplacement dans un centre commercial, qui s’avère particulièrement opportun pour sensibiliser la population aux enjeux technologiques et scientifiques de notre temps. Telle est bien la mission principale de la plateforme Elektron, pilotée par François Poos et Vincent Crapon : Rendre intelligibles les procédures opaques à l’œuvre dans le champ du digital et y questionner la place, si souvent minorée, de l’humain au sein de cette vaste reconfiguration du sensible. Hybrid Futures : Rhyzomes, Meschworks and Alter-Ecologies, le titre de l’exposition, pose les termes de cette programmation foisonnante.
Nouveauté de cette édition : Elektron dispose en plein Centre Mercure de son propre QG. Une grande vitrine à son effigie qui affiche, en toute transparence, sa volonté d’être accessible à son environnement immédiat et de décloisonner le rapport à l’art numérique. Mais un tel lieu implique, avec le choix des œuvres, un important travail didactique, tâche à laquelle s’attelle Nicolas Kohn, médiateur appliqué qui assure chaque samedi des visites guidées du parcours. À cela s’ajoute l’apport de la programmation associée, comme la rencontre qui s’est tenue au parc Odendahl entre le collectif Crosslucid et les deux commissaires d’Elektron au sujet des liens entre science-fiction et les intelligences alternatives.
C’est non sans quelque intention séductrice que cet emplacement principal accueille les pratiques les mieux ancrées parmi les jeunes générations. Ainsi de cette première œuvre intitulée The Alluvials (2024), jeu vidéo conçu par Alice Bucknell pour expérimenter le vivant sous toutes ses formes. Si l’interface est pour le moins conventionnelle (écran, joystick et casque audio), l’artiste californienne renouvelle l’approche du jeu en en excluant toute dimension narrative. Rien à gagner, nul suspens non plus, aucune destination qu’il faille atteindre… Tout repose ici dans le cheminement et les altérités perceptives que l’on peut adopter. L’humain même a disparu pour faire place à l’immensité d’un paysage désolé, sur le point de disparaître sous nos yeux. À la première personne, le gamer erre ainsi dans le spectacle de la nature, contemplant au plus près l’incendie qui a ravagé cet hiver la Californie, symptôme du dérèglement climatique. À l’inverse de la production courante, les éléments naturels sont ici mis en relief, au point de constituer à la fois le matériau et le sujet du jeu. Une attention qui s’inscrit dans les préoccupations théoriques relatives à « l’écologie des jeux », un domaine initié par Bucknell qui étudie la façon dont les environnements naturels sont représentés parmi les médias vidéoludiques. Ce premier niveau de The Alluvials constitue en outre un hommage à peine voilé à David Lynch, en empruntant le titre de l’un de ses films (Fire Walks with Me, qui servit de pilote à Twin Peaks). Il révèle en retour la dimension écologique présente dans l’œuvre du grand cinéaste, où l’agent Dale Cooper s’empare de tout ce qui l’environne afin de mener à bien son enquête. Après la végétation ravagée par les flammes vient le point de vue animalier au deuxième niveau. Voici le gamer devenu loup, qui, en l’absence d’humain, est libre de déambuler tranquillement parmi les plaines désertiques ou les vestiges d’une mégalopole délaissée. Le troisième niveau nous embarque à bord d’un bateau sur le fleuve Los Angeles. Pour avancer, il faut constamment contourner les débris laissés par les catastrophes naturelles. Enfin, le dernier niveau nous introduit dans un ballet de papillons de nuit Yucca, un spectacle qui serait plein de merveilleux s’il ne s’agissait pas d’une espèce en voie de disparition. En quatre niveaux distincts, The Alluvials dresse le portrait écologique de Los Angeles, ville de cinéma rattrapée par les catastrophes naturelles.
À l’étage supérieur, deux œuvres sont rapprochées et mises en dialogue : l’installation à base de plantes de Miguel Ângelo Marques et Vaster than Empires (2023), vidéo que l’on doit à Crosslucid, un duo d’artistes fondé en 2018. Contrairement à The Alluvials, Vaster than Empires n’hésite pas à investir les possibilités de la fiction. Les deux artistes se sont inspirés des visions d’Ursula K. Le Guin, autrice connue pour ses ouvrages de fantasy déconstruisant les genres (Le cycle Terremer, par exemple). Avec ses formes liquides et organiques typiques d’une réalisation au moyen de l’IA, Vaster than Empires nourrit une méditation métaphysique et cosmologique où l’infime rejoint l’infini. Entrainés à partir de citations prélevées des ouvrages de l’écrivaine, deux modèles d’IA auront été nécessaires pour produire la dimension visuelle de cette œuvre : un Large Language Model (LLM) et un Generative Adversarial Network (GAN). Vaster than Empires fait l’objet d’une attention particulière de la part des pouvoirs publiques luxembourgeois, comme nous l’apprend Vincent Crapon : « Il y a au Luxembourg assez peu de connaissances relatives à la conservation des œuvres numériques. Le Centre national de l’Audiovisuel et le ministère de la Culture souhaitent réaliser une étude de conservation de cette œuvre précise. L’idée est de travailler avec des experts de grandes institutions, comme la Tate Modern de Londres, qui viendraient étudier cette conservation en lien avec les conservateurs du CNA afin d’acquérir cette expertise auprès des œuvres d’artistes luxembourgeois. » Au côté de Vaster than Empires se tient une installation sonore, d’une toute autre nature, de Miguel Ângelo Marques. L’idée, poétique, permet au public de se rendre attentif à son environnement, puisqu’il s’agit d’écouter les fragiles sonorités émanant de plantes collectées dans la région. L’oeuvre est prétexte à partir à la découverte des parcs en collaboration avec le service jeunesse de la ville, à l’occasion d’un atelier d’écoute écologique mené par l’artiste portugais, micro à l’appui.
À l’étage inférieur du QG d’Elektron, deux films aux formes résolument sophistiquées explorent les phénomènes de mutation et d’hybridation entre les espèces vivantes. L’une, intitulée Geomancy (2024) en référence à cet art ancien de divination, décrit dans une perspective critique un futur indéfini, peuplé de créatures augmentées pour valoriser l’interdépendance entre l’humain, le non-humain, les techniques et la planète (voire au-delà). À travers des formes d’anticipation ou de prédiction de l’avenir, « l’artiste Sybil Montet injecte dans notre rapport aux technologies une dimension spirituelle pour accéder à un lieu d’unicité où les enjeux technologiques rencontrent les enjeux de la planète », précise Vincent Crapon. La seconde œuvre, Abiogenesis (2025) de Joey Holder, se situe dans un univers aquatique où l’humain a cessé d’exister. Des formes hybrides émergent alors de façon inédite, telle la méduse immortelle ou l’éponge volcanique. Entrelaçant biologie et intelligence artificielle, Abiogenesis propose une relecture du vivant comme un espace en permanentes mutations.
Renouons enfin avec l’espace public et la double exposition qui se tient dans la galerie commerciale et sur la place Am Boltgen. La première, New Farmer (2023) de Bruce Eesly, s’empare de la propagande américaine qui vantait, dans les années 1960, les bienfaits d’une révolution verte. L’artiste exhibe de trop parfaites images pour que celles-ci soient honnêtes et véritables : toutes ont été réalisées à l’aide de l’IA. L’emplacement de cette expo au sein d’une galerie commerciale s’avère pertinent. Ainsi que le souligne François Poos, directrice artistique et co-curatrice de cette édition : « l’installation dans le passage du Centre Mercure interroge directement notre rapport contemporain à la consommation alimentaire et à la production d’images. Quand les légumes deviennent impossiblement gigantesques, nous comprenons que nous regardons autant notre passé propagandiste que notre présent saturé d’images artificielles. » Quant à l’installation de Tamiko Thiel et /p, Waldwandel/Forest Flux (2023), celle-ci montre l’entreprise de reforestation à venir, les arbres actuellement disposés dans l’espace public étant inappropriés face au dérèglement climatique. Une proposition artistique ancrée dans la recherche, qui trouvera sans doute une application concrète auprès des édiles d’Esch-sur-Alzette.