L’exposition Lisières vivantes : vers une architecture de la cohabitation s’intéresse à l’interaction entre l’humain et les autres vivants dans la ville

Pas seuls

d'Lëtzebuerger Land vom 04.07.2025

D’ici 2050, plus de soixante pour cent de la population mondiale habitera dans des zones urbaines. L’urbanisation progresse, grignotant les terres disponibles et menaçant la biodiversité. En s’étendant et en s’artificialisant, les villes transforment les milieux naturels et réduisent les espaces accessibles aux autres espèces. Certains animaux, déplacés par ces mutations, approchent des centres urbains pour chercher de la nourriture ou un refuge. Leur présence, de plus en plus visible, suscite des réactions de rejet, à l’instar des plantes « sauvages » qui poussent le long des murs ou entre les pavés.

Considérés comme nuisibles, indésirables ou inutiles, ni vraiment sauvages ni vraiment domestiques, ils se situent dans une zone floue et marginale. Pourtant, ils participent à l’équilibre fragile de nos écosystèmes urbains. Les corbeaux débarrassent l’environnement des cadavres d’animaux. Les rats portent des puces qui trouveraient en nos chiens et chats d’autres hôtes si les premiers venaient à disparaître. Les chenilles processionnaires sont la meilleure source de protéines des oiseaux. La fouine est l’ennemi naturel des souris, des rats et d’insectes. Les guêpes consomment mouches, moustiques, pucerons, chenilles, larves, en assez grosses quantités.

L’exposition Lisières vivantes : vers une architecture de la cohabitation organisée au Luxembourg centre for architecture (Luca) remet en question le manque de considération dont font l’objet les êtres vivants non humains dans la conception, la construction et les processus réglementaires des villes. Elle ouvre également des pistes pour repenser la cohabitation multi-espèces au cœur des zones urbaines, plaidant pour des villes plus résilientes et inclusives face à la crise climatique et au déclin de la biodiversité.

« Il ne s’agit pas d’un appel à romantiser la nature en ville, mais une invitation à envisager un récit alternatif, moins anthropocentré, autour des rencontres et enchevêtrements entre les vies humaines et non humaines », souligne Nathalie Kerschen, commissaire de l’exposition. Le parcours démarre avec une approche historique, revenant sur la création des parcs municipaux dans la Ville de Luxembourg sur les vestiges de la forteresse. Ces aménagements reposent sur une conception pittoresque d’une nature domptée, tenue à distance, comme une série de tableaux et de mises en scène. Malgré le reclassement de certains espaces comme les parcs forestiers du Kirchberg, cette vision d’une nature ordonnée reste largement dominante.

L’inscription des vieux quartiers et des fortifications au patrimoine mondial de l’Unesco prolonge cette représentation idéalisée, tout en assurant une protection à ces espaces. Une coupe transversale du paysage, allant du plateau du Rham jusqu’au parc Niedergrünewald via le Bock et ses anciennes casemates, met en lumière un réseau de zones vertes interconnectées. Jardins, parcs et forêts dessinent une enclave protégée, non fragmentée dans laquelle la faune peut circuler et se reproduire, et la flore, qui offre nourriture et abri à de nombreuses espèces, se développer sans entrave, malgré la proximité immédiate de l’activité urbaine.

À une échelle plus large, une carte produite à partir de relevés du Musée national d’histoire naturelle (entre 2000 et 2025) montre 70 909 espèces documentées. Une sélection d’espèces animales locales et indigènes font l’objet d’un suivi attentif. Les données confirment la forte concentration de vie dans les vallées de la Pétrusse et de l’Alzette, qui forment un véritable corridor écologique. En revanche, les plateaux minéralisés accueillent peu d’espèces, à l’exception notable de certains oiseaux, comme les pigeons ou les corbeaux freux, capables de prospérer dans un environnement façonné par l’humain.

La Ville de Luxembourg gère 171 hectares d’espaces verts ainsi que 1 055 hectares de forêts, ce qui représente environ la moitié du territoire communal (68 pour cent si l’on inclut les espaces verts privés). Néanmoins, cette apparente abondance ne garantit pas pour autant une véritable connexion au vivant. À la Cloche d’Or, par exemple, le « plus grand parc de la ville » est pour l’instant une étendue de gazon, sans arbre ni buisson, pas vraiment propice à la biodiversité. « L’esthétisation de la nature ne veut pas dire qu’on s’intéresse aux espèces non-humaine », estime Nathalie Kerschen. Elle relève cependant un « changement de paradigme » dans plusieurs villes du pays, dont la capitale : fauchage tardif, abandon des herbicides et pesticides, tolérance de la végétation spontanée, installation de nichoirs à oiseaux et insectes, renaturation de la Pétrusse...

« La Ville cherche un équilibre entre la place accordée au vivant et la maîtrise de la surpopulation, entre le développement urbain et la nécessité de préserver la nature dans les espaces de vie », poursuit la commissaire de l’exposition. On observe la mise en place de pigeonniers pour fixer les populations locales, permettre un suivi sanitaire et limiter les nuisances liées à leur prolifération. La distribution de graines contenant des produits contraceptifs a été abandonnée, afin d’écarter les substances chimiques susceptibles d’entrer dans la chaîne alimentaire des prédateurs. La stratégie actuelle repose sur la stérilisation ou le remplacement des œufs par des leurres. La Ville mène également un plan de gestion à long terme des corbeaux freux, une espèce protégée, avec environ 1 100 nids recensés sur le territoire de la capitale. Ce programme veut éviter un fractionnement et un déplacement indésirable des colonies. En parallèle, la commune préserve les habitats des prédateurs naturels, notamment ceux du hibou Grand-Duc et du faucon pèlerin.

Des murs vivants

Après les constats, vient le temps des propositions. L’exposition du Luca réunit plusieurs projets qui réinventent les formes possibles de cohabitation entre espèces. Certains urbanistes et architectes participent à la recherche de matériaux et de pratiques écologiques, en collaboration avec des scientifiques. Le seul exemple local figure parmi ces initiatives : Le château d’eau du Kirchberg, achevé en 2024 par l’agence Temperaturas Extremas Arquitectos. Situé à la lisière entre la forêt et le quartier résidentiel, l’ouvrage se distingue par l’intégration d’habitats dans l’enveloppe du bâtiment pour les espèces locales et migratrices d’oiseaux. Visuellement, les deux volumes cylindriques s’intègrent dans le paysage forestier. Leur conception vise également à séduire les espèces visées. L’une des tours abrite un nid sur mesure pour le faucon pèlerin, un prédateur territorial qui niche généralement dans les rochers. Plus bas, 83 niches destinées aux martinets noirs s’intègrent directement dans la façade. Ce bâtiment, fermé au public, trouve une forme de protection en retour grâce aux espèces qu’il héberge.

De leur côté, les architectes de l’agence française ChartierDalix défendent une approche où la présence du vivant structure dès l’origine les projets urbains. Faune et flore ne s’ajoutent pas après coup ; elles façonnent l’architecture. L’agence expérimente des « murs biodiversitaires », d’abord avec des blocs en béton, puis avec des matériaux accessibles et écologiques (briques creuses, pierres sèches, blocs de bois). Ces murs accueillent dans leur épaisseur un substrat fertile où se développent des plantes sauvages, locales et indigènes, ainsi que des petits animaux.

« La peau du bâtiment se transforme ainsi en un vecteur de vie dans des environnements urbains denses », applaudit Nathalie Kerschen. Ces façades végétales renforcent aussi l’isolation thermique et optimisent la performance énergétique des constructions. Leur conception favorise enfin la dépollution naturelle des sols intégrés aux structures.

Explorations critiques

En adoptant des positions critiques, d’autres architectes contribuent au débat sur la transformation sociale et écologique à travers leurs propositions. Le collectif italien Superstudio, dès les années 1960, insère dans ses projets des représentations artificielles, vivantes ou photoréalistes d’animaux, de plantes et de sols. À travers installations, collages, dessins ou des films inspirés du pop art, il s’emploie à poser des questions sur la culture dominante de la surconsommation plutôt qu’à apporter des réponses techniques. Leurs contemporains du Gruppo 9999 pousse encore plus loin cette démarche spéculative. Leurs mises en scène architecturales intègrent des plantes vivantes et des légumes, soulignant la porosité entre architecture et biologie. Plus près de nous, le Studio Ossidiana explore le jardin comme un espace commun. Il utilise un langage architectural familier et symbolique pour que les visiteurs se (re)connectent avec le monde naturel.

L’intervention la plus ouvertement critique provient de Filips Staņislavskis. Dans la vidéo Fear of Change (2018) l’artiste se filme en train d’agrafer des feuilles sur les branches dénudées d’un arbre en hiver. Le caractère absurde du geste, le recours à un outil administratif dérisoire et l’inefficacité manifeste de l’action font écho à l’image de l’humain tout-puissant qui s’emploie à « réparer » les effets du changement climatique qu’il a lui-même provoqué.

Expérimentaux, réalistes ou prospectifs, ces projets stimulent un changement de regard sur les animaux qui peuplent les villes. La cohabitation entre l’homme et les autres espèces implique une révision des modes de gestion urbaine, des chaînes de subsistances et, donc, une transformation des comportements humains. 

France Clarinval
© 2025 d’Lëtzebuerger Land