d’Land : En lisant la dernière note de conjoncture publiée le 25 juin, on se demande si le Statec ne dresse pas le tableau d’un pays en train de rejoindre la normalité européenne, avec une faible croissance de l’emploi, un chômage qui monte, une attractivité en berne, un déficit des finances prévu en 2026…
Tom Haas : C’est effectivement le message que nous voulons passer. Il ne faut pas s’attendre à un rapide retour à la normale, soit un taux de croissance du PIB et de l’emploi de trois pour cent par an. La situation est tout à fait différente. Plusieurs indicateurs sont désormais proches de ceux de la zone euro. S’agit-il d’une succession de chocs conjoncturels ? Ou les causes sont-elles structurelles ? Nous nous posons la question.
Vous penchez vers quelle réponse ?
Il est trop tôt pour en avoir une nette. Les chocs conjoncturels se sont enchaînés ces dernières années, la question est de savoir comment nous en sortons. Nous avons constaté la résilience du Luxembourg, premier pays européen à sortir de la crise Covid. Nous avions dépassé le niveau d’activité d’avant la pandémie dès le troisième trimestre 2020, quand les autres ont mis des années pour y parvenir. Mais par la suite, la guerre russe a renforcé l’inflation. Les mesures gouvernementales et la réaction de la Banque centrale (la hausse des taux d’intérêt, ndlr) ont contribué à la stabiliser cette inflation, mais les effets collatéraux de la montée rapide des taux d’intérêt ont laissé des traces sur le marché de l’immobilier. Comment l’économie va-t-elle rebondir quand ces chocs exogènes vont s’arrêter ? S’ils s’arrêtent d’ailleurs… Les incertitudes sont montées à des niveaux jamais observés ces derniers mois. Le désordre peut aussi devenir la nouvelle norme.
Quand bien même ces crises disparaitraient, qui dit que l’économie luxembourgeoise retrouverait son rythme de croisière ?
Effectivement. Au moment de finaliser les projections à long terme pour le PNEC (Plan national énergies et climat, 2021-2030), nous avons d’ailleurs revu la croissance annuelle potentielle de trois à 2,75, puis à 2,5 pour cent. Nos nouveaux scénarios démographiques illustrent qu’à long terme, la croissance économique pourrait passer en dessous de deux pour cent. Tout dépend de l’évolution de la productivité, qui piétine. Il y a aussi d’autres tendances structurelles défavorables, notamment au niveau de la démographie. Pas seulement au Luxembourg, mais dans toute la zone euro. La population vieillit et trouver de la main-d’œuvre devient de plus en plus difficile.
L’évolution de l’emploi est un de vos plus gros sujet d’inquiétude sur le plan structurel ?
Il en fait partie, oui. Le taux de chômage baisse dans de nombreux pays partenaires. C’est un bon signe pour la zone euro, mais cela complique l’équation pour nous, qui sommes dépendants de cette main-d’œuvre que l’on attire par des salaires attractifs. Le nombre de frontaliers allemands est en baisse et l’augmentation progressive de leur salaire minimum ne va pas inverser la tendance (jusqu’à 14,60 euros par heure d’ici 2027, un euro de moins qu’actuellement au Luxembourg, ndlr). Côté belge, le nombre de frontaliers commence aussi à baisser. Il n’y a plus que les Français qui sont de plus en plus nombreux à venir. Mais malgré tout, le Luxembourg reste un pays qui crée de l’emploi.
Le ralentissement de l’emploi met en péril le système social tel qu’il existe aujourd’hui…
Oui, si la tendance se confirme, il y aura des répercussions mécaniques sur le montant des recettes publiques. Elles augmenteraient moins rapidement.
Vous évoquez une productivité faible, qui pourrait être causée par la rétention d’emploi. Quel est ce phénomène ?
Nous le notons pour la première fois. La rétention d’emploi (labor holding) est le fait, par les entreprises, de conserver du personnel alors que le faible volume d’activité ne le justifie pas. Nous n’en avons pas une image très claire, mais cela peut signifier que les patrons anticipent une reprise de l’activité. Ils ne veulent pas perdre des profils intéressants qu’ils auront du mal à retrouver plus tard. Ce phénomène peut expliquer les faibles gains de productivité aussi. Il limite aussi la hausse du chômage, assez contenue malgré le contexte. Évidemment, si le rebond ne survient pas, les entreprises reverront leur politique.
Le net ralentissement de l’emploi au Luxembourg vient-il encore du fait que les entreprises ne trouvent pas les profils qu’elles cherchent ?
C’était longtemps la principale préoccupation des entreprises, mais cela a changé depuis deux ou trois ans. Désormais, c’est avant tout la faible demande qui limite l’activité des entreprises.
Avez-vous repéré des signes précurseurs d’une potentielle relance ?
La rétention d’emploi en est un, puisqu’elle exprime une certaine confiance en l’avenir. La hausse des heures supplémentaires et du travail intérimaire est également encourageante. Mais cela reste fragile. L’évolution future dépendra largement d’un contexte international devenu illisible.
Les crises de la construction et du logement persistent toujours…
Oui, et c’est paradoxal puisqu’il y a un grand besoin de logements depuis des décennies, mais qu’on n’en construit jamais assez, et récemment même de moins en moins. L’indisponibilité du foncier et les prix élevés limitent l’immigration. Cette situation, qui impose à faire appel à davantage de frontaliers, freine encore davantage l’activité du pays.
Lorsque vous annoncez vous attendre à un début de reprise pour 2026, c’est donc un vœu pieux ?
Qui sait ce que va annoncer Donald Trump demain ? Notre métier est devenu de plus en plus hasardeux. Les couches de complexité se superposent. C’est pour cela que nous proposons plusieurs scénarios, en nous concentrant sur la quantification de leur impact sur l’économie luxembourgeoise.
Aucun de ces scénarios ne prévoit de réelle embellie, pas même celui qualifié d’ « optimiste »…
Nous n’évoquons pas de scénario résolument positif, mais l’avenir pourrait aussi nous donner tort. Nous avons fait le choix de détailler un scénario plausible, basé entre autre sur d’importants investissements publics en Allemagne, notamment dans les infrastructures et la défense. Ce cas de figure ne changerait pas grand-chose pour nous, puisque les entreprises luxembourgeoises, essentiellement basée sur l’offre de services, ne profiteraient pas directement de ces contrats.
Vous notez que le secteur financier ne recrute plus autant qu’auparavant. Est-ce dû au déploiement de l’IA ?
Non, c’est la conséquence de la stagnation, voire du recul, de leur activité suite aux fortes hausses des taux d’intérêts. L’emploi réagit toujours avec un décalage de plusieurs trimestres sur l’évolution conjoncturelle. Quant à l’IA, nous attendons avec impatience les données, le secteur financier intègrera la prochaine vague d’enquêtes. Si toutes les places financières s’y mettent en même temps, cela ne bouleversera pas notre compétitivité, mais si certaines sont plus rapides et dégagent d’importants gains de productivité, nous pourrions avoir de vraies distorsions de concurrence.
L’IA fait peur sur le plan de l’emploi, quels impacts aura-t-elle selon vous ?
Ce qui est certain, c’est que, contrairement à d’autres révolutions, l’IA nous touche directement, puisqu’elle impacte le fondement de notre économie : les services.
Quel rôle va-t-elle jouer dans le calcul de la productivité ?
L’IA pourrait entraîner des gains de productivité, et partiellement résoudre les problèmes de main-d’œuvre évoqués plus tôt. Mais il serait illusoire de penser qu’elle seule ramènera la croissance à trois pour cent.
En amont de la manifestation du 28 juin, le président du LCGB Patrick Dury a répété qu’il y avait un « apartheid social » au Luxembourg entre fonction publique et secteur privé. Assiste-t-on à l’appauvrissement d’une partie de la population ?
Je ne vais pas commenter de discours politiques. Au niveau des statistiques, tout dépend des indicateurs pris en compte. Le taux de pauvreté a légèrement augmenté en 2023, mais il a baissé d’autant en 2024. Le pouvoir d’achat des ménages, lui, augmente pour tous les quintiles de revenus. Il croît cependant davantage pour les plus favorisés.
Le Luxembourg n’est plus le pays de la classe moyenne ?
Au contraire, la progression du pouvoir d’achat est plus importante pour les quintiles au milieu : plus huit pour cent par rapport à 2019. C’est la conséquence de l’indexation des salaires qui maintient le pouvoir d’achat pour tout le monde, de façon linéaire, sans perturber la distribution des salaires. C’est le garant du status quo.
La politique environnementale ne semble plus être une priorité politique. Qu’en est-il du coût économique du changement climatique ?
Nous n’imaginons même pas toutes les conséquences du changement climatique, alors comment connaître son coût ? Nous pouvons difficilement quantifier l’inquantifiable. Par contre, ce qui fait consensus, c’est que le coût de l’inaction est plus élevé que celui de l’action. L’économiste Nicholas Stern l’a prouvé depuis longtemps déjà (la Stern review on the economics of climate change a été publiée en 2006, ndlr). Au-delà du moindre coût financier, l’impact de l’action climatique est de plus un pour cent sur la croissance économique du Luxembourg.
Comment abordez-vous cette problématique ?
En tant qu’analyste, ce dossier était l’un de mes préférés. Nous avons beaucoup innové pour établir les projections du PNEC. Des outils déjà en place ont été interconnectés avec de nouveaux modules - sur l’énergie, le parc immobilier, la flotte de véhicules, etc - pour appréhender ces questions. Nous avons quantifié l’impact des mesures pour réduire nos émissions. Pour le Luxembourg la taxe CO2 est le moyen le plus efficace d’y parvenir. Pour l’instant, le pays est en ligne avec son objectif de décarbonation.
Croyez-vous en la croissance verte, qui a fait l’objet d’un vif débat entre votre prédécesseur Serge Allegrezza et l’économiste Timothé Parrique, adepte de la décroissance ?
Les différences entre les deux parties sont faibles : tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut écouter les scientifiques et agir rapidement. Il n’y a pas de désaccord non plus sur la plupart des moyens d’ y arriver : électrification et énergies renouvelables. Un des problèmes principaux est celui de la consommation d’énergie et l’IA ne va rien arranger. Est-ce que le rythme de déploiement des renouvelables sera suffisamment rapide pour décarboner nos besoin d’ici 2040 ou 2050 ? La réponse est probablement négative.
L’énergie n’est pas la seule problématique…
Oui, les volets « biodiversité » ou « matière » sont aussi très importants. Mais ils sont plus compliqués à évaluer, tout comme les émissions indirectes. Les émissions directes sont plus faciles à mesurer. Après, il est vrai qu’acheter une voiture électrique ou une voiture thermique a un impact environnemental similaire, même si le bilan carbone est plus favorable pour la première.
Quels axes allez-vous prioriser sur ce volet environnemental ?
À la rentrée le Statec va publier une première édition de « Biodiversité en chiffres ». Puis nous allons commencer à travailler sur le nouveau PNEC 2040. Il faut se poser beaucoup de nouvelles questions, notamment sur les technologies et les prix. Par exemple, l’hydrogène était marginal à l’horizon 2030, mais le sera-t-il en 2040 ? Nous allons continuer à travailler avec de nombreux acteurs nationaux, synthétiser cette expertise dans nos modèles et produire des scénarios. Nous revenons là au début de notre entretien : le but du Statec est d’éclairer les chemins susceptibles d’apporter les meilleurs résultats, en termes de croissance, des thématiques sociales ou environnementales. Tout est lié.