La guerre en Ukraine rappelle l’importance de la sauvegarde du patrimoine. Des mesures de prévention des risques doivent entrer dans les habitudes

Sous les bombes, les musées

d'Lëtzebuerger Land vom 07.10.2022

En 1944, le groupe Monuments, Fine Arts, and Archives program, surnommé les « Monuments Men », est créé par le général américain Eisenhower. 350 hommes originaires de treize pays sont engagés pour suivre et récupérer les œuvres d’art dérobées par les nazis chez des particuliers ou dans des institutions publiques. Directeurs ou conservateurs de musées, historiens d’art, architectes, artistes, militaires ou universitaires vont prendre les armes, À l’époque, certains musées avaient pris des mesures pour évacuer leurs chefs-d’œuvre. (Déjà en 1870 et 1914, le Louvre avait listé les œuvres à évacuer et protéger). Mais cela n’a pas empêché la spoliation par le Troisième Reich de quelque cinq millions de tableaux et sculptures, notamment auprès de grands collectionneurs juifs comme Paul Rosenberg, les Rothschild, ou encore les David-Weill. Qui a vu le film The Monuments Men (George Clooney, 2014) se figurera la traque pour retrouver ces trésors et d’empêcher leur destruction.

Plus récemment, les destructions de collections muséales et de sites historiques, notamment à Bagdad, à Palmyre ou à Bâmiyân nous font prendre conscience de la nécessité de la protection du patrimoine artistique et culturel. L’actualité chaude réveille encore les consciences : Lors de la conférence du Conseil international des musées (Icom), au mois d’août dernier à Prague, la délégation ukrainienne a répertorié 468 cas de sites culturels abîmés ou démolis par l’armée russe, dont 35 musées. C’est le cas du musée consacré au philosophe et poète ukrainien Grigori Skovoroda, du Musée d’art Arkhip Kouïndji à Marioupol ou encore de celui d’Ivankiv, qui abritait 25 tableaux de Maria Primachenko, une des principales représentes de l’art naïf. La situation actuelle dans les régions de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijjia aussi très inquiétante. L’annexion par la Russie rend Moscou formellement maîtresse des collections d’une dizaine de musées ukrainiens et le siphonnage a déjà commencé, comme ce fut le cas en Crimée, relate Le Figaro cette semaine.

Plusieurs organismes internationaux étaient à l’œuvre dès les premières semaines de la guerre pour préserver le patrimoine ukrainien « qui témoigne de la profondeur historique de l’Ukraine, mais aussi de ses influences multiples », comme le décrit Valery Freland, directeur exécutif de l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit (Aliph). Dans cette interview au Point, il parle d’une « course contre la montre ». L’aide apportée concerne la protection des musées et des sites menacés : inventaires, achat de matériel de protection des œuvres, mesures de renforcement de la sécurité et de la qualité des lieux de stockage, voire transport des artefacts vers des sites plus sûrs. La France a par exemple envoyé à 24 musées le matériel nécessaire à l’emballage des œuvres pour qu’elles soient évacuées sans dommage. L’Unesco a apporté une aide de sept millions de dollars pour le financement de la réparation des dégâts infligés depuis le début de la guerre au Musée des Beaux-arts et au Musée d’art moderne d’Odessa et un soutien à la numérisation d’au moins mille œuvres.

En collaboration avec les institutions internationales, le ministère ukrainien tient « un registre de ces dommages et de ces pertes afin de répertorier les crimes de guerre » comme le rapportait Kateryna Chuyeva, vice-ministre de la culture et de la politique d’information de l’Ukraine (citée dans le rapport de la conférence de l’Icom). Cette crise risque également d’être l’occasion pour des individus peu scrupuleux de tirer profit des menaces qui pèsent sur le patrimoine, prévient l’organisme. Aussi, en partenariat avec Interpol et l’organisation mondiale des douanes, l’Icom a dressé une « liste rouge » d’une cinquantaine d’œuvres ukrainiennes les plus exposées à un trafic illicite : des icônes, des peintures, des œuvres archéologiques et des ouvrages qui reflètent l’art ukrainien, mais aussi tatar ou juif. Si aucune délégation russe n’était présente à la Conférence de Prague, l’Icom a cependant rappelé à la Russie ses obligations « en tant qu’État partie à la convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé ». La question de l’exclusion de la Russie du Conseil international des musées (ce qui n’est jamais arrivé depuis la création en 1946) a été posée, mais ne peut pas être résolue sans changer les statuts. Sans compter que la mesure semble assez européocentrée puisque rien n’a été envisagé de la sorte en Irak, en Syrie, en Afghanistan ou au Yémen. Cependant, le conseil d’administration a donné son feu vert à la création d’un protocole pour établir une procédure lors des conflits.

Ces réactions et interventions d’urgence pointent un manque de préparation en amont, en Ukraine comme ailleurs. « L’une des leçons que nous tirons déjà de cette guerre, c’est qu’il est déterminant de contribuer en amont au développement des mesures de prévention dans les zones en tension », dit encore Valery Freland. Documentation des sites, inventaire des musées, formation, accueil provisoire du personnel... En Ukraine, une grande partie du personnel des musées a été appelée pour les efforts de défense, ce qui pousse à se demander qui est réellement en mesure d’être sur le terrain et d’aider à la protection d’un musée ou d’un site en cas de crise. Cette réflexion va au-delà de la question des conflits armés : incendies, inondations et plus globalement toutes les catastrophes naturelles devraient bénéficier d’un plan de sauvegarde culturel pour éviter d’agir dans la panique. Dans son manuel pratique de plus de 200 pages Comment gérer un musée (2007) l’Unesco recommande la mise en place du plan stratégique de protection du musée sur la base de l’analyse de risques. Il intime « le directeur du musée ou les membres du personnel désignés doit dresser une liste simple et claire des instructions au personnel du musée au cas où il serait confronté aux situations à risques ». Catastrophes naturelles, pannes techniques, accidents et activités illégales viennent avant les conflits armés, mais ils sont bien présents dans la liste des risques à prévoir. L’Unesco a aussi mis au point un guide pour l’évacuation d’urgence des collections du patrimoine (2018). Et l’Iccrom (Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels) organise des formations en ce sens. Il fournit des conseils, étape par étape, pour l’évacuation des collections culturelles dans des conditions extrêmes : prioriser les objets à évacuer en premier (selon leur valeur patrimoniale, mais aussi leur fragilité et leur transportabilité), sécuriser les trajets, former le personnel, réunir les fournitures pour conditionner et transporter les pièces, établir un plan d’évacuation vers des lieux secrets où les entreposer. Certains musées, peuvent considérer ces préparatifs inutiles, coûteux ou anxiogènes, mais l’adage « mieux vaut prévenir que guérir » peut se révéler précieux. « Si nous n’arrivons pas à sauver notre patrimoine culturel, une victoire de l’Ukraine ne vaudra rien », martelait la vice-ministre ukrainienne de la culture lors de la conférence de Prague.

France Clarinval
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