Au marché Mercredi matin, 10 heures. Il fait quinze degrés à l’ombre, indique le panneau de la pharmacie, au moins vingt au soleil. En plus de trois semaines de confinement, la ville a bien changé, les magasins sont fermés, les rues désertes (il y a même des places pour se garer le long des trottoirs) – mais le marché de la place Guillaume reste ouvert. Comme le sont les supermarchés et autres magasins d’alimentation. La Ville a tenu à ce que le marché puisse continuer (contrairement aux grandes villes en France ou en Belgique par exemple), mais avec des contraintes rigoureuses d’hygiène et de distanciation sociale, contrôlées par les agents municipaux. Donc sous la statue équestre de Guillaume II, les maraîchers ont installé leurs stands de fruits et légumes, de pain, de fleurs ou d’asperges. Et les clients et, surtout, clientes… font la queue. Des marquages au sol indiquent les deux mètres de rigueur. La plus longue attente, presque sur toute la largeur du Knuedler, est devant le stand de la famille Kirsch.
« J’ai un stress, mais un stress… », souffle Claude Kirsch, le patron – dans la cinquième génération de cette entreprise traditionnelle plus que centenaire, avec siège au Eecherfeld à Luxembourg. Il y cultive, avec son père Niki, trois employés et trois travailleurs saisonniers, quatre hectares de terre, plus 3 000 mètres carrés de serres. « Nous avons l’ambition d’offrir une gamme très complète de fruits et légumes et ce de la meilleure qualité », explique Kirsch. Qui constate, non sans fierté, que dans cette crise du coronavirus et du confinement décrété par le gouvernement il y a presque un mois maintenant, « les gens redécouvrent qu’il y a des maraîchers au Luxembourg ». Les restaurants, cantines et écoles fermés, ils reviennent aux joies de la cuisine faite maison et ont le temps de faire leurs courses. Inquiets des risques d’infection qu’il y aurait dans des lieux fermés et sur des stands de self-service, où tout le monde tripote la marchandise avant de choisir ses pommes ou ses tomates, beaucoup de clients préfèrent venir au marché, bien emmitouflés en gants et masques, être servis par les maraîchers et en plein air. « Excusez-moi, est-ce qu’il y a encore des fraises ? », vient demander un des vendeurs lorsque nous sommes en interview à distance de palettes. « Va voir dans le camion, il y en a encore », rétorque le chef. Les vendeurs et vendeuses, portant des masques eux aussi, sont dans leur majorité des étudiants, bien heureux de cette rare occasion de gagner un peu d’argent.
Normalement, le marché du mercredi est assez calme. Cette semaine, il était presque aussi couru que celui du samedi. Et Kirsch vend aussi via Letzshop, où les commandes ont explosé, d’une demi-douzaine par semaine à entre 200 et 300 évacuées en trois livraisons, avec un système de plus en plus sophistiqué pour garder en forme même les salades les plus fragiles. Kirsch est l’un d’une petite douzaine de producteurs de légumes au Luxembourg, qui n’est auto-suffisant qu’à cinq pour cent de ses besoins en fruits et légumes. Tendance à la hausse, grâce à une prise de conscience des nouvelles générations d’agriculteurs, qui optent souvent pour la vente à domicile et profitent désormais de leurs terres et de leurs machines pour varier leurs productions, de planter aussi des choux ou des oignons au lieu de ne privilégier que les pommes de terre et les céréales. « J’espère, dit Claude Kirsch, que les consommateurs prennent conscience du fait que les légumes ne poussent pas dans le congélateur ! » Et que ce changement de mentalité perdure au-delà de la crise.
Désert rural Petzi accourt tout de suite. C’est que le beau bâtard de la ferme des Fisch n’a plus tellement de distraction depuis des semaines. Dans les étables, les veaux Holstein, curieux, se lèvent eux aussi pour inspecter le visiteur. Le calme qui règne dans les villages, le long des trente kilomètres qui séparent Luxembourg de Calmus, à l’Ouest, est presque effrayant. Malgré le ciel bleu et le grand soleil, on n’y rencontre guère de voitures ; juste parfois un service de livraison ou de soins à domicile. Au début du confinement, des citoyens se plaignaient même sur les réseaux sociaux lorsqu’ils entendaient un tracteur. Mais le travail de l’agriculteur recommence maintenant. Ce qu’on veut récolter en été et en automne doit être planté dès mars ou avril. Marc Fisch et son frère, avec l’aide ponctuelle de leur père, cultivent 110 hectares de terre, essentiellement des prés pour les 280 bovins, dont 110 vaches à lait, ainsi que du maïs en pâturage hivernal. En ce moment, il faut labourer les champs, vérifier l’état des prés et des clôtures avant de laisser ressortir le bétail, fumer, semer… « Le cycle de la nature est immuable, donc notre cycle de travail l’est aussi », constate Marc Fisch. Ce qui a changé, et cela de manière imprévisible, c’est le marché.
Marc Fisch est aussi président de la Centrale Paysanne et connaît bien le monde agricole ; les réunions du syndicat agricole ou de la chambre professionnelle se font désormais aussi via visioconférence, « ça fonctionne, mais c’est quand-même bizarre… » rigole-t-il. Fisch produit du lait et de la viande, où la demande changeante se répercute immédiatement sur le prix. Ce que confirme Claude Graff, le directeur de l’abattoir d’Ettelbruck : « Le marché est extrêmement volatile en ce moment », et ce en plusieurs vagues : il y a eu les provisions en masse (Hamsterkäufe en allemand) des premiers jours, à la mi-mars, où l’abattoir n’arrivait pas à suivre, puis une peur panique généralisée dans la population, où plus personne ne semblait consommer. En une semaine normale, Ettelbruck prépare 2 000 cochons et 500 bovins à la consommation, mais les produits frais ne se gardent pas. Donc la semaine passée, l’abattoir a baissé son activité. Mais a repris cette semaine à pleine capacité, parce que, qui sait, la saison des grillades a commencé ou les provisions sont épuisées, Pâques approche ou l’ambiance est un peu moins morose ? Certes, la restauration fermée et la plupart des 200 000 travailleurs frontaliers en télétravail ont eu comme conséquence que d’importants secteurs du marché se sont effondrés, « mais les gens doivent toujours manger » souligne, pragmatique, Claude Graff.
Systémique « Dès le début de la crise, se souvient Romain Schneider, le ministre de l’Agriculture (LSAP), j’ai tenu à assurer que les agriculteurs puissent continuer à travailler. Ils doivent s’occuper tous les jours du bétail, traire les vaches et livrer le lait, labourer leurs champs. Ils sont au centre de la chaîne alimentaire, qui est notre souci principal. ». Le ministère tente d’assurer le flux de liquidités aux agriculteurs, afin qu’ils puissent acheter par exemple les semences nécessaires. Et il fait un monitoring des variations des prix du lait et de la viande, et Schneider assure qu’une stabilisation européenne de ces prix doit être débattue à Bruxelles. D’après les agriculteurs contactés dans le cadre de la recherche pour cet article, il n’y a pas encore eu de rupture d’approvisionnement en fourrage ou en semences ; ceux qui ont des terrains à l’étranger ont eu l’autorisation de passer la frontière (même vers l’Allemagne) et l’agriculture est moins dépendante des travailleurs saisonniers, venant notamment de Pologne, que la viticulture, dont le travail commencera d’ici quelques semaines. Mais là aussi, insiste le ministre, des solutions locales (via des plateformes comme Jobswitch) ou internationales (grâce aux laisser-passer établis par l’Allemagne pour les saisonniers) pourraient aider.
« Ben oui, nous, on ne peut pas emballer nos animaux et les mettre de côté », affirme aussi Carlo Hess, chef de Hess Agri à Obergladbach. L’entreprise fait travailler 18 personnes, dont lui, sa femme, deux fils et quatorze chauffeurs de machines agricoles (essentiellement des travailleurs frontaliers allemands), qui travaillent pour des tiers. L’hiver ayant été extrêmement humide, trop pour labourer la terre, les travaux doivent impérativement se faire maintenant. Donc il était impensable de repousser quoi que ce soit avec la météo actuelle, parfaite pour préparer les cultures de l’été prochain. « Si on ne sème pas maintenant, on n’aura pas de blé pour faire de la farine, et donc du pain, en été », résume-t-il.
La crise du Covid-19 a aussi démontré les interdépendances des différents secteurs : si les gens ne consomment plus de pâtisserie, il y a du beurre en excédent ; si les gens ne prennent plus l’avion et les enfants ne vont plus à l’école, la demande de produits frais du catering dans les avions ou les cantines scolaires s’effondre – même si la demande en lait ou yaourts en supermarché est croissante. Si la consommation locale semble peu à peu s’équilibrer, la dépendance est encore beaucoup plus grande lorsqu’il s’agit de l’import/export, à l’arrêt avec les frontières fermées. Les vaches de la ferme Hess produisent 8 000 litres de lait par jour, mais certains produits que les laiteries exportaient, comme surtout le lait en poudre, ne sont plus écoulés. « On ne peut quand même pas détruire ce lait ? » s’insurge Hess.
Lundi, le conseil d’administration de la laiterie Luxlait s’est concerté en urgence pour savoir comment réagir. « Nous avons malheureusement dû nous résoudre à faire une lettre aux agriculteurs pour leur demander de réduire la production de lait, et expliquer que le prix va baisser en avril », regrette Guy Feyder, le président de la Chambre d’agriculture. Qui, comme tous les autres interlocuteurs, se réjouit que la presse s’intéresse – « soudain » – au secteur agricole (RTL, la Radio 100,7 l’ont interviewé en début de semaine aussi), et que les consommateurs se tournent résolument vers les produits régionaux et de saison. « Peut-être qu’on reconnaîtra enfin que l’agriculture est un secteur ‘systémique’ et que ce n’est pas juste un mot ».
L’évolution, pourtant, est alarmante. De presque 40 000 exploitations au début du siècle dernier (certes toutes petites, de moins de deux hectares), on est passé officiellement, selon le Statec, à 1 872 exploitations en 2019, mais de plus en plus grandes : 510 d’entre elles faisaient plus de cent hectares. Guy Feyder trouve ces chiffres trop optimistes et parle de moins de mille exploitations professionnelles, tendance toujours à la baisse : il n’y aurait plus qu’une seule classe d’élèves au Lycée agricole. Et encore : beaucoup d’entre eux veulent devenir fleuriste plutôt que paysan ou maraîcher.
An apple a day… En faisant ses provisions alimentaires, on peut désormais retracer quels fruits et légumes doivent être importés de l’extérieur de l’UE, parce que, tout simplement, ils manquent dans les rayons. Peut-être que le consommateur constatera enfin que les fraises poussent au printemps dans nos régions, et pas en décembre, et que même marqués « bio » et estampillés « superfood » par les influenceurs sur les réseaux sociaux, l’avocat et la pomme-grenade viennent de très loin. Il n’y aura pas de pénurie alimentaire en Europe, sur cela s’accordent producteurs et politiques. Mais pour pouvoir manger des pommes, il faut planter des arbres. Ou, comme le dit cette belle citation attribuée à Luther : « Même si je savais que le monde devait disparaître demain, je planterais un pommier aujourd’hui encore ».