Destin

d'Lëtzebuerger Land du 21.03.2025

Il y a des spectacles qui susurrent à nos oreilles une magie lucide. Celle de Christophe Garcia est de ce ressort et son spectacle Niebo Hotel en est façonné, combinant, immersion, fantasme, intime, délicatesse et évidemment poésie. Sans que rien ne vienne fonder malaise, ce spectacle « de proximité » que le chorégraphe français joue depuis la pandémie, comme pour déjouer la malédiction, est une merveille. À la force d’une équipe exemplaire, des danseurs et danseuses jusqu’à l’équipe technique, Niebo Hotel réussit le tour de force de ne pas être un stéréotype du genre. Oui, c’est inédit au Luxembourg, mais non, ce n’est pas un spectacle unique. C’est en tout cas une réussite dans le fond comme dans la forme.

Christophe Garcia est un chorégraphe français disciple de Béjart qui n’a de cesse depuis la création de sa propre compagnie de brûler les planches des scènes internationales. Avec La [Parenthèse], « un espace grand ouvert à toutes les libertés… », qu’il fonde à ses 19 ans autour du spectacle court Ah !... Mon petit rossignol… – une pièce bardée de prix prestigieux –, Garcia s’émancipe de son maitre et fait valser les conventions. Instantanément, sa compagnie devient un laboratoire où ses créations s’invitent partout, dans des musées, théâtres informels, ou des hôtels, in ou ex situ. Il ne veut en aucun cas se figer à la scène et cherche coûte que coûte le contact – même si impalpable – avec le spectateur. Il veut celui-ci ressente physiquement les danseurs et danseuses. Alors, logiquement, sa démarche s’inscrit dans des projets de plus en plus immersifs et dans la définition même de l’espèce par ce Niebo Hotel.

Un jour, Christophe Garcia trouve une lettre cachée sous une vieille télévision, dans un hôtel en Pologne. C’est incontestablement le destin qui l’a guidé vers cette missive, car personne avant lui ne s’en était saisi. Sur le papier siglé de l’hôtel, il lit l’émerveillement d’une femme qui, avant lui, a passé un séjour divin en ce lieu. Ce qu’elle narre, il nous l’explique, est de l’ordre du ressenti brut, comme un sentiment pur et sincère qu’elle avait à cœur de partager au suivant, peut-être pour l’influencer ou le convaincre à son tour. De là donc, Garcia écrit Niebo Hotel, un projet qui convoque une grande humanité et où de flamboyants danseurs et danseuses font se mouvoir des fragments de vies, celles d’amoureux transits, de boursicoteurs ensauvagés, ou encore de personnes face à la nostalgie du souvenir.

Alors, ce genre d’expérience culturelle, c’est un peu l’idée d’un « diner dans le noir », comme le propose aussi l’hôtel et son restaurant Junco. Ici, invités par poignées de dix, les spectateurs sont accueillis par le chorégraphe en personne, dans une chambre constituant le QG du spectacle. L’expérience commence là, dès qu’on nous offre à choisir une image qui définira notre parcours, notre destin de spectateur. Tout ensuite est constitutif de « notre » spectacle. Comme une sorte d’escape game grandeur nature, sans qu’on ait forcément envie de s’échapper, la pièce de danse prend vie et tout autour de nous participe à sa dramaturgie. Une porte d’ascenseur s’ouvre doucement, les badauds en sortent, ceux qu’on croise dans les couloirs calfeutrés, les bruits de portes qui se ferment… Dans les couloirs du Novotel Kirchberg, Tout est remis en cause, l’espace du privé comme celui du public, celui où l’on est anonyme, ou l’autre où l’on est spectateur, tout se confond, et nous devenons témoins d’un gigantesque Theatrum Mundi en chair, os, mur et moquette. Tout est mis en doute par notre cerveau jusqu’à notre arrivée devant la première chambre, premier espace de chorégraphie.

Dans une première chambre donc, on nous invite à nous assoir « aux meilleures places », définies comme celles sur le lit. Là, nous sommes face à l’amour de deux femmes. Un amour tendre, chorégraphé, associant les qualités de perspectives de la pièce, comme le talent des deux danseuses Julie Barthelemy et Tabatha Longdoz, pour nous bercer de tendresse. Une nouvelle carte en main, nous filons dans une autre chambre au cinquième pour nous retrouver en face de l’interprète Marion Baudinaud costumée d’une chemise blanche et d’un pantalon noir, rappel aux cols blancs de la finance. Là, la femme danse au rythme de publicités polonaises dans une figuration de l’épuisement et de la colère. Sa prestation est tout aussi convaincante que les précédentes, dans un autre registre, sans que rien ne nous échappe. À nouveau, dans une grande proximité, on vit à l’allure de la danseuse. Le principe identique suivra, dans une autre chambre où l’on retrouve Julie Barthelemy qui incarne un autre personnage. Cette fois elle amourachée d’un rêve, d’une ombre ou d’un fantasme, transcrits brillamment par une vidéo-projection sur les draps blanc du lit. On retrouve la force sensuelle de la première chambre, dans une poésie toute différente, plus solitaire, belle tout autant. Le clou se vit dans « notre » dernière chambre, avec Jennifer Gohier et Habid Bardou, venus ici pour ne faire plus qu’un corps. Et dans leur chasse corporelle, tout se joue, le sexe de l’esprit comme celui des corps, sans aucune obscénité… C’est simplement magnifique. On en pleure.

De l’une à l’autre chambre, on évolue ainsi, s’incrustant là où n’aurait jamais dû se trouver comme des voyeurs privilégiés, sans arrière-pensées. Car à chaque fois, c’est le ou la performeuse qui nous invite à entrer. Un facteur d’importance, pour permettre la validation de notre regard et des sentiments qui en découlent. Car lorsqu’on pleure devant un homme et une femme qui baisent avec ardeur et amour, sommes-nous toujours les mêmes spectateurs que la semaine passée, tranquillement installée dans un fauteuil de velours rouge, en salle du Grand Théâtre de Luxembourg ? C’est une autre des questions saillantes de ce Niebo Hotel, où le spectateur devient le garant de ce qui est intérieur et secret : l’intimité. Et c’est amusant d’en jouer, quand on sait à quel point il est difficile aujourd’hui de conserver son jardin intact.

Le seul bémol à nos yeux reste la priorité mise à un exercice chorégraphique globalement très sensualisé. En un passage, on ne nous permet pas de tout voir, néanmoins, « notre » parcours a été composé de formes brèves « mettant en chambres » trois couples, sur les quatre performances. La teneur narrative se dévoile forcément charnelle, de douces caresses en chaudes étreintes. Cela n’empêche que chacune de ces capsules nous a bouleversé, pourtant, il nous a manqué un moment où la solitude et l’errement qu’induit un hôtel de passage résonne comme une réalité tout aussi poétique que des corps se cherchant jusqu’au lit d’une chambre…

Niebo Hotel est une création pure, façonnée sur le lieu qu’elle habite ici à l’initiative d’un coup de génie de la programmation du Kinneksbond. Jérôme Konen et son équipe se montrent d’une dévotion sans pareil pour voir cet hôtel du Kirchberg s’enchanter. Ce spectacle est d’une telle intensité émotionnelle qu’il pousse à une implication personnelle très importante. Niebo Hotel est un voyage qui nous fait sortir des gradins pour se prendre une salve d’émotions d’une rare force. 

Godefroy Gordet
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