édito

Après tout

d'Lëtzebuerger Land vom 19.04.2024

Un record. Dans une publication inédite parue début avril, la Commission de surveillance du secteur financier mâche le travail des data journalists locaux et éclaire sur la rentabilité record des banques luxembourgeoises l’année dernière. Depuis 1994 et le début de cette collecte de données, les établissements de crédit n’ont jamais été aussi peu nombreux (119), mais la somme de leur résultat net n’a jamais été aussi élevée (6,6 milliards d’euros de profits). C’est la faute à Christine, rétorquent les banquiers locaux cités dans la presse. L’augmentation historique des taux menée à Francfort depuis juin 2022 rémunère grassement les réserves bancaires accumulées ces dernières années en conséquence d’une politique monétaire expansionniste.

Mêmes si ces sommes mises en exergue par la CSSF ne sont (a priori) pas actualisées (et ne tiennent donc pas compte de l’inflation), cette rentabilité revêt une certaine obscénité. Car l’activité de crédit, aux particuliers et aux entreprises, est au point mort. Selon les statistiques de la Banque centrale, le volume de crédits accordés recule tous les mois depuis février 2023. Les canaux de transmission monétaire sont bouchés. Les établissements de crédit ne financent plus l’économie. Le Luxembourg a fait un passage en récession en 2023. Les gens peinent à acquérir un logement. Il est loin le temps pandémique où « les banques sont une partie de la solution ». Encore la faute à la Lagarde. C’est vrai. Les taux directeurs ont été augmentés à toute vitesse à l’été 2022 devant la poussée inflationniste (essentiellement liée à la flambée des prix de l’énergie), rendant prohibitif l’accès au crédit pour une partie de la population de plus en plus grande. Y compris pour les rénovations énergétiques..

Et pour ajouter une couche, les frais bancaires explosent. L’Union luxembourgeoise des consommateurs (ULC) alertait la semaine passée : « Les frais pour les services bancaires de base, tels que les retraits et les virements, augmentent à un niveau qui n’est tout simplement plus supportable pour de nombreux clients et qui peut être qualifié d’insolent. » Pointant du doigt la profitabilité des établissements de crédit, le président de l’ULC, Nico Hoffmann, demande « moins de cupidité et un peu plus d’humanité ». Les banques doivent « continuer à faire des bénéfices », poursuit-il, car elles emploient plus de 26 000 personnes et contribuent, « après tout », de « manière décisive à la prospérité du pays ». Elles bénéficient surtout du fait qu’elles sont rendues incontournables, ne serait-ce que pour percevoir son salaire, et que les États ne les laissent pas tomber. Quoiqu’il advienne, les banques gagnent. Ce qui semble une injustice pour ceux qui sombrent dans les faillites des entreprises, toujours plus nombreuses, comme le souligne encore le Statec cette semaine : Les pertes d’emplois liées aux faillites augmentent de soixante pour cent en ce premier trimestre (par rapport au même exercice en 2023).

Les signes de tensions de classes se multiplient ces derniers mois au pays de la paix sociale. L’insatisfaction s’est caractérisée par des grèves inédites depuis la crise sidérurgique. Le patronat industriel le déplore. Les recrutements se compliquent et se raréfient dans les entreprises, (hautement concurrencées par la fonction publique pour les nationaux). Le Grand-Duché n’est plus si attractif, après tout. Et voilà que le gouvernement Frieden annonce cette semaine remiser le projet de réforme du plafonnement des loyers. Le régime en vigueur basé sur le capital investi, prouvé inopérant par le raid judiciaire du « locataire de Limpertsberg », est prorogé, à la grande satisfaction des propriétaires, déjà comblés par les mesures en soutien à l’investissement locatif. Les loyers peuvent continuer d’augmenter. Le programme petit-bourgeois destiné aux autochtones-électeurs, colle-t-il encore, aux aspirations patronales jusqu’à maintenant conquises par l’avènement libéral aux dernières élections ? Peut-être le début d’une fracture. La question du ruissellement se repose, après tout.

Pierre Sorlut
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