On en apprend énormément sur la Moselle et ses vignerons en s’intéressant aux remembrements. On comprend aussi qu’en cinquante ans de viticulture, tout (ou presque) a changé

Remembrements, toute une histoire

Vignes de la Moselle luxembourgeoise
Foto: Erwan Nonet
d'Lëtzebuerger Land vom 10.09.2021

En évoquant les remembrements avec ceux qui les ont vécus, il y a parfois près d’un demi-siècle, on ouvre un gros livre sur la vie des villages et de leurs habitants. L’histoire de la ruralité n’est pas celles des puissants, mais elle est autrement plus sensible. Quand on dit que le vin est le sang de la vigne, ce n’est pas qu’une image.

Revivre les remembrements qui ont eu lieu sur la Moselle ces dernières décennies, c’est aussi mettre le doigt sur l’évolution du métier de vigneron. Il y a cinquante ans, on ne jurait que par le progrès technique : on remembrait pour pouvoir enfin passer entre les rangs en tracteurs et laisser les chevaux à l’écurie. Toute autre considération était futile. La nature, la notion de terroir n’étaient que des concepts vaporeux. Aujourd’hui, au contraire, les vignerons parviennent à imposer leurs points de vue pour limiter l’impact des travaux au strict nécessaire, quitte à se mettre à dos les services de l’État dont les envies, parfois, semblent déconnectées de la réalité du terrain. Désormais, les vignerons veulent bien réarranger leurs parcelles difficiles, mais pas à n’importe quel prix. Les derniers remembrements illustrent ce qu’est devenu le Luxembourg viticole : un territoire où les vignerons ont compris qu’il n’y a pas d’autre salut possible que celui de la production de vins de haute qualité. Entrons dans cette histoire.

Si vous tombez sur des photos des années 1970 des alentours du village de Ahn (commune de Wormeldange), il y a de grandes choses que vous tombiez des nues. D’énormes engins de chantier déplacent des montagnes de terre. C’est à la règle que les nouvelles pentes sont tracées, les reliefs sont complètement effacés. Le paysage est redessiné de façon brutale, féroce. Le lieu est scarifié sans aucun état d’âme. Pourtant, de l’avis de tous, remembrer les terres situées entre Wormeldange (au sud) et Machtum (au nord), était une nécessité. « Sans ça, on n’aurait pas continué à travailler, assure le Wormeldangeois Ern Schumacher (domaine Schumacher-Lethal), Président des vignerons indépendants. Les parcelles étaient extrêmement morcelées, il n’y avait pas assez de chemins… Pendant les vendanges, quand j’étais jeune, il fallait porter les raisins jusqu’à la route, en bas, c’était vraiment dur ! » C’était il y a cinquante ans, pas si loin donc. Mais un temps où il n’y avait pas de tracteur. « À l’époque, les vignerons étaient tous fermiers, se souvient-il. Nous avions aussi 25 cochons, trois vaches, cinq veaux et un cheval. Ce n’est qu’en 1974, pendant le remembrement, que mon père a décidé de se consacrer uniquement à la vigne. Moi, je me suis marié un an plus tard et, comme beaucoup d’autres fils de vignerons, je suis allé travailler chez Dupont, à Contern. Nous n’avions pas le choix, une exploitation ne permettait pas de faire vivre deux familles. Je suis revenu à la vigne quand mon père est parti en retraite, neuf ans plus tard. »

Ce remembrement, si invasif qu’il fût, était généralement bien perçu par les vignerons. Promesse d’un travail plus facile grâce à la mécanisation, il laissait augurer (à raison) l’espoir de meilleurs revenus. La Moselle, rurale, ne roulait pas sur l’or et les jeunes, notamment, voyaient enfin là l’occasion de pérenniser une activité qui ne tenait plus que par un fil. Néanmoins, quelques voix se sont levées contre la façon dont le chantier a été menée. Parmi elles, celle de Léon Schmit, le père d’Armand qui vient de passer la main à ses deux fils Nicolas et Mathieu (domaine Schmit-Fohl, à Ahn, désormais en bio). « À l’époque, ni l’État ni les vignerons se savaient écrire le mot écologie. On ne pensait pas à ça, seulement à rendre le vignoble économiquement viable. Pourtant, les anciens savaient que ce qui était en train de faire n’était pas bien. »

Dégoûté autant par la façon dont se menait le remembrement que par les petites guerres intestines au sein du comité qui actait la redistribution des parcelles, Léon Schmit est allé jusqu’au tribunal. Avec une poignée de collègues, ils ont obtenu gain de cause. Le juge a estimé que les plaignants avaient été lésés et il a imposé au comité de revoir sa copie. « Le côté humain avait été complètement occulté alors que, finalement, il était prépondérant, souligne Armand Schmit. Dans un village comme Ahn, il y a pratiquement des vignerons dans toutes les maisons. Lorsque l’on rase les vignes autour, cela bouleverse forcément la vie des habitants. » Il se souvient, par exemple, que la moitié des vignes travaillées par son père ont été remembrées au même moment. « Cela veut dire que la famille perdait la moitié de ses revenus. » Pour combler une partie des pertes, Léon Schmit a dû planter du rivaner à l’arrière de la vallée, à Dreiborn, dans un champ où il faisait pousser du blé. « Il avait six enfants à nourrir… ». Le remembrement s’est alors imposé comme le sujet de conversation obligé. « Après la guerre, on ne parlait que la guerre et pendant le remembrement, on ne parlait que du remembrement », sourit Armand Schmit.

L’impact des travaux s’est ressenti jusque dans la qualité des vins. Il faut dire que lorsqu’on importe alors des quantités de terre venue d’on ne sait trop où pour boucher les dépressions naturelles du terrain, la notion de terroir et de qualité des sols en prend un coup. « Aujourd’hui, la nature à digéré le remembrement, estime Armand Schmit. Mais il a fallu du temps, pas loin d’une génération… »

Depuis, tout a vraiment changé. Pourquoi ? Parce que de plus en plus de vignerons misent sur une viticulture de précision, où chaque détail compte pour parvenir au meilleur résultat. Le remembrement de Stadtbredimus, dont la procédure a été lancée en 1999, s’est clôturé en ce début d’année. Il en est un très bon exemple. Au départ, quelques vignerons avaient demandé l’ouverture du dossier, un projet adoubé par la commune qui voyait là la possibilité de refaire les chemins ruraux aux frais de l’État. Mais lorsque l’Office national du remembrement (ONR) livre son projet, c’est le tollé chez une grande partie des producteurs qui travaillent ces terres. Trop invasif, sans nuances : le dossier fait peur d’autant que la législation est bien étrange. Lors du vote décisif qui décide la mise en route du projet, tous les propriétaires absents sont considérés comme donnant leur accord. Ce qui fait qu’à Stadtbredimus, le « oui » l’emporte d’une courte tête.

Les opposants se mettent alors en ordre de bataille avec une idée en tête : puisque le remembrement est acté, autant diriger les tractopelles. Jean-Marie Vesque (domaine Cep d’Or, à Hëttermillen) prend la présidence d’un comité surprenant au sein duquel quatre membres sur cinq ont voté contre ! « Tout le monde a dû nous écouter et, après beaucoup de discussions, nous avons trouvé un compromis convenable. Il y a une grande différence entre le projet initial et ce qui a finalement été réalisé. » Le remembrement a eu lieu, mais le terrain n’a pas été complètement bouleversé. Les parcelles qui n’avaient pas besoin d’être modifiées n’ont pas été touchées. Les travaux se sont essentiellement concentrés sur les pentes les plus abruptes où 4,6 hectares ont été aménagés en terrasses soutenues par des murs en pierres sèches ou des filets en fibre de coco. La mobilisation des vignerons a payé. Les terrasses structurent le paysage et évitent les à-plats qui ennuient le regard, comme du côté de Ahn. Moins maltraités (bien que les travaux aient été impressionnants), les sols cicatriseront plus vite. « Il est évident que le remembrement de Stadtbredimus a été bien mené, reconnaît Ern Schumacher. Avec le recul, on se dit que l’on aurait dû faire pareil chez nous… »

Le dernier exemple en date est également parlant. En 2018, un vigneron a demandé l’ouverture d’une procédure de remembrement à Wintrange, sur les pentes du Felsberg, cette colline aux pentes sèches qui surplombent les étangs de Remerschen. Or il s’avère que ce terroir très qualitatif est déjà plutôt bien agencé... « Au départ, on nous a dit que le projet englobait toutes les vignes même si, finalement, on ne nous a jamais montré les plans », avance Frank Schumacher (domaine Schumacher-Knepper, à Wintrange), qui possède huit hectares ici. Un remembrement pas nécessaire serait un manque à gagner dramatique pour l’entreprise : « l’État dédommage les vignerons pendant les travaux mais au prix du kilo de raisin, pas de la bouteille, et cela fait une sacrée différence, surtout lorsque l’on se trouve sur un terroir bien valorisé comme le Felsberg. » Lorsque l’on sait que l’on ne peut produire du vin que trois années après avoir planté et que la vigne ne trouve son rythme qu’après une petite décennie, cela pose problème.

« Avec d’autres vignerons, nous avons mis un peu de pression dans les réunions et, finalement, l’Office national du remembrement a compris que le « non » l’emporterait et a décidé de revenir en arrière », rappelle Frank Schumacher. Il y aura bien y avoir une zone remembrée, mais elle fait consensus. Il s’agit d’un petit secteur d’1,5 hectare à l’arrière de la colline, non seulement difficile à travailler, mais sujet à des glissements de terrain. La route goudronnée y est d’ailleurs fendue sur des dizaines de mètres. « La dernière réunion a eu lieu il y a deux mois et, pour moi, maintenant, le projet est bon. » La planification est en cours et le début du chantier est prévu pour 2024.

Ces trois exemples montrent bien l’évolution des réflexions luxembourgeoises autour de la notion de terroir, fondamentale lorsque l’on parle de vin. Désormais, tous les nouveaux projets doivent, par exemple, être validés par le ministère de l’Environnement qui exige la présence de biotopes particuliers et la préservation des niches écologiques (haies, bosquets…). Pour la majorité des vignerons, il est clair que la vigne fait partie d’un écosystème dont toutes les composantes sont à protéger. Néanmoins, personne n’est à l’abri de mauvaises surprises… Remodeler un terrain est une entreprise complexe qui ne se passe pas toujours bien. Le week-end du 10 juillet dernier, sur le Kreitzberg (Remerschen) un glissement de terrain a emporté 25 ares de vignes sur plusieurs dizaines de mètres. La faute à qui ? Aux pluies massives, certes, mais aussi à la qualité des travaux menés lors du remembrement réalisé une dizaine d’années plus tôt. Presque tous les ceps perdus appartenaient à Henri Ruppert (domaine Henri Ruppert, à Schengen) qui y produisait son meilleur pinot noir. Un manque à gagner qu’il estime à 25 000 euros chaque année de non-production. « Lorsque tout sera réparé, je serai pratiquement en retraite… », souffle le vigneron.

Ce qui s’est passé ici au début de l’été, le vigneron le voyait venir depuis longtemps. « La vigne au-dessus bouge depuis 2018, on sait depuis toujours que ce terroir est sujet aux glissements de terrain. C’est même pour cela qu’il a été remembré. Si cela n’avait pas été fait, il n’y aurait que des friches maintenant. À plusieurs endroits, lors du remembrement, les pelles mécaniques ont cassé la couche d’argile qui se trouve sous la terre arable pour disposer de grosses pierres qui facilitent le drainage de l’eau. Malheureusement, ça n’avait pas été fait partout. Et pas sous ma vigne... ». L’eau en coulant sur le sommet de cette couche imperméable, a emporté la terre avec elle.

On le voit, un remembrement est une entreprise qui dépasse de loin le cadre d’un simple chantier. Il impacte la nature, mais aussi la vie des hommes. Contrairement à l’agriculture classique, la viticulture évolue sur un temps long. Les vignerons ont coutume de dire que lorsqu’ils plantent une vigne, c’est pour leurs enfants. Lorsque l’on remembre, c’est pour bien plus longtemps encore.

Un remembrement ? Une petite histoire pour les historiens, mais une montagne pour ceux qui le vivent.

Erwan Nonet
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