Le je m’en-foutisme en trente-trois leçons

d'Lëtzebuerger Land vom 23.02.2024

Qui aurait cru que Guy Rewenig allait un jour plus ou moins citer Brian Molko, dont le lien avec le grand-duché est toujours évoqué par la presse et les fans luxembourgeois ? « Sans toi, je ne serais rien », confie ainsi Robert Lamalle à sa femme Céline. Celle-ci, loin de l’ambiance langoureuse et plaintive de la plus connue des chansons de Placebo, sur laquelle Brian Molko se fait accompagner par David Bowie, rétorque, impavide : « Avec moi, ça revient au même ».

Après des années passées à lutter contre l’enlaidissement podologique du monde comme condensée dans la pernicieuse attaque contre le bon goût lancée par les Crocs et autres cauchemars esthétiques, après que la tentative de léguer au fils l’entreprise familiale fut soldée par un échec cuisant au point d’avoir déclenché de longs ressentiments du père envers l’ingrat rejeton, les Lamalle ont fini par vendre leur boutique de chaussures et se retrouvent à la retraite où, Robert Lasalle passe son temps à taper sur le système de son épouse Céline. Elle ne manque pas de lui faire comprendre, quand celui-ci s’insurge contre toutes ces spinsters, cat ladies et autres femmes célibataires selon lui pas foutues d’avoir trouvé de conjoint, que dans sa tête à elle, ça fait un bail qu’elle l’a quitté.

Pour fêter le Nouvel an et afin de pimenter un peu leur quotidien où même le mordant des disputes s’est émoussé à force de se resasser, les Lasalle ont invité un couple de réfugiés, cela pour porter une part de la misère du monde sur leurs épaules, eux dont les épaules sont habituées aux étoffes onéreuses et dont un peu de magnanimité, ne serait-ce que le temps d’un soir, est le moins qu’on puisse attendre. Cette action philanthropique, loin d’être aussi altruiste que Robert la veut, peut se tenir car Robert se dit lié d’amitié avec un certain Jérôme, qui gère la structure d’accueil de réfugiés, structure dont l’insalubrité est tout aussi manifeste que le racisme structurel tapi bien mal derrière tant de sollicitude.

Dans le cadre d’une soirée qui s’annonce hors du commun et d’un récit qui respecte l’unité de temps et de lieu du théâtre classique, même s’il bafoue celle de l’action (ça digresse pas mal) et de la bienséance (on est loin du politiquement correct d’antan), le couple sera confronté aux mesquineries du partenaire, aux railleries incessantes et à ces petits arrangements avec la vérité qui en constituent les piliers, de ce couple.

Subdivisé en 33 chapitres d’une durée diégétique de trente minutes chacun, La coupe est pleine raconte donc le quotidien d’un couple qui radote alors qu’il n’a plus rien à se dire depuis longtemps, et qui fait feu de tout bois – le sort des pauvres réfugiés qui n’arrivent pas à gérer leur déracinement, la question du menu de la soirée (pour résoudre la question de savoir si servir du foie gras offusquerait leurs invités, Robert propose de se sacrifier en ingurgitant les canapés), le dérèglement climatique, l’ingratitude du fils ou encore les amitiés vaines (moment hilarant où Robert dit qu’il trie ses amis sur le volet, à quoi Céline répond qu’il n’en a pas, d’amis).

Ça n’est pas une vie

Avec La Coupe est pleine, Guy Rewenig nous fait traverser à toute vitesse l’histoire du théâtre de la deuxième moitié du vingtième siècle. L’absurdité des dialogues des premières scènes rappelle la loufoquerie d’un Ionesco du temps de sa Cantatrice chauve, la certitude que les réfugiés tant attendus n’arriveront jamais fait évidemment écho au Godot de Beckett – mais un Godot moins abstrait et du coup plus politique – puis enfin, quand on se rend compte que ce huis clos pourrait très bien constituer une boucle (et un jour) sans fin, un peu comme si les Lamalle passaient d’ores et déjà leurs jours dans les limbes d’un enfer taillé sur mesure, on pense au Huis clos sartrien.

Rewenig montre ici que le théâtre de l’absurde le devient tout d’un coup moins, absurde, quand on applique sa mécanique à celle du couple, application qui permet de montrer que c’est en recourant aux effets stylistiques d’un Ionesco ou d’un Beckett qu’on dépeint avec naturalisme la rhétorique du couple contemporain. Car entre quiproquos, esquives, ironie mordante et autres dialogues de sourds, les Lamalle ont perfectionné l’art de parler sans s’écouter.

Cet art, Rewenig l’hyperbolise sans cesse, avec méticulosité et patience – si les journaux ne débordaient pas déjà de titrailles inspirées du dernier long-métrage de Justine Triet, on aurait été tenté d’appeler cette critique Anatomie d’un couple – tandis qu’il est toujours suggéré que le monde extérieur, dont peu d’échos nous parviennent est en train de partir à vau-l’eau.

Après l’ambiance doucement absurde de La Cantatrice chauve, c’est bien plus sur Le Roi se meurt du même auteur que l’on finit, mais un Roi se meurt revisité, voire inversé. Car Le Roi se meurt raconte l’histoire d’un roi dont le royaume disparaît avec sa mort, parabole saisissante de ce solipsisme dont peu connaissent aujourd’hui les préceptes mais que toute une génération d’influenceurs semble s’être donné comme mode de vie. Ici, c’est un monde qui se meurt réellement, mais dont la mort est refoulée, ignorée par le boomer grincheux et climatosceptique qu’est Robert Lamalle.

Les références que l’on donne sont assez scolaires, car ce récit, qui est plutôt une pièce de théâtre qu’on ne serait pas surpris de voir un jour mis en scène au TNL, revendique de façon très, voire trop claire ses références : La coupe est pleine est comme hanté par l’histoire du théâtre de l’absurde et par l’œuvre de l’auteur, qui ressasse encore et encore des thématiques qu’il n’a cessé d’explorer, peinant quelque peu à se renouveler malgré la forme choisie, bien plus cohérente que dans ses récents recueils de nouvelles ou son dernier Schnatt fragmenté et épisodique.

Les références y sont tellement claires et nettes qu’on sait d’entrée de jeu que les invités ne viendront jamais, les tics sémantiques et linguistiques de l’auteur y sont si voyants qu’on connaît d’entrée de jeu la mauvaise foi du mâle et les taquineries ironiques de l’épouse. Gênent aussi un lectorat un peu trop relâché – l’emploi étrange du terme nanti paraît relever d’une erreur de relecture plutôt que de l’ironie – et un recours trop systématique et facile à l’ironie, au sarcasme et à l’art de l’hyperbole pour dénoncer l’hypocrisie des nantis du grand-duché, incarnés comme par métonymie via les Lamalle. De sorte que certaines blagues, trop attendues, trop faciles, comme celles autour du chat Saltimbocco, tombent à plat.

Malgré ces écueils, cela fait longtemps que Rewenig n’a pas condensé son maniement de l’ironie et de la mauvaise foi avec tant d’habileté, de sorte qu’il serait dommage de mimer l’attitude du vieux mâle grincheux Robert Lamalle et de bouder son plaisir.

Don John
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