Chroniques de l’urgence

World runs AMOC

d'Lëtzebuerger Land du 16.02.2024

La circulation des masses aquatiques dans l’Atlantique, connue sous l’abréviation AMOC (Atlantic meridional overturning circulation), est scrutée comme le lait sur le feu par les climatologues. Des signes concordants pointent vers le risque croissant d’un point de bascule qui pourrait entraîner, comme cela est déjà arrivé dans l’histoire de notre planète, son arrêt pur et simple. L’été dernier, une étude remarquée publiée par des chercheurs danois était arrivée à la conclusion que sur notre trajectoire actuelle d’émissions de gaz à effet de serre, une telle stase, aux effets inévitablement catastrophiques, pourrait intervenir à tout moment entre 2025 et 2095, soit des siècles plus tôt que les projections précédentes des scientifiques (Land du 4 août 2023). Le phénomène s’explique par l’apport de plus en plus massif d’eau douce et froide, provenant de pluies, de l’écoulement des fleuves et de la fonte de glaces dans l’Arctique. Cet apport perturbe le retournement qui s’opère dans l’Atlantique Nord lorsqu’il rencontre les eaux chaudes et salées remontant du sud.

À présent, une nouvelle étude menée à l’université d’Utrecht, qui a recouru à une méthodologie différente et à des ressources de calcul informatique considérables mobilisées aux Pays-Bas pour faire tourner un modèle climatique à résolution fine, est arrivée à une conclusion similaire, à savoir que l’AMOC est bel et bien « sur une trajectoire de basculement ». Ce jugement repose sur un modèle climatique que les scientifiques ont fait tourner sur les super-ordinateurs mis à leur disposition, mais aussi sur des mesures effectuées dans l’Atlantique Sud, entre Le Cap et Buenos Aires, pour déceler des signaux avancés d’une perte d’équilibre de l’AMOC, signaux également injectés dans les calculs pour en affiner les résultats.

Stefan Rahmstorf, lui-même un pionnier de l’étude de la circulation thermohaline océanique, résume, sur realclimate.org, les conclusions de cette étude. D’abord, elle confirme l’existence d’un point de bascule au-delà duquel l’AMOC s’effondre purement et simplement. Nous ne parlons pas d’un phénomène graduel, mais d’un point de non-retour au-delà duquel un pan essentiel de la mécanique climatique mondiale cesse de fonctionner, avec des impacts que l’on peut, sans exagérer, qualifier de terrifiants. Ensuite, à propos de l’estimation de la possibilité que l’AMOC s’arrête entre 2025 et 2095, avec un degré de confiance de 95 pour cent, elle juge qu’elle « pourrait être exacte », confirmant l’idée que la stabilité de l’AMOC avait jusque-là été systématiquement surestimée.

Enfin, les projections de l’étude confectionnée aux Pays-Bas, les plus précises à ce jour, sont littéralement glaçantes pour l’Europe, et très peu rassurantes pour les autres régions du monde. Hors réchauffement, l’arrêt de l’AMOC pourrait induire un refroidissement compris entre dix et trente degrés pour l’Europe septentrionale (de la Grande-Bretagne à la Scandinavie). Il entraînerait des modifications majeures des ceintures de pluies tropicales. Bref, un scénario qu’il faut éviter « à tout prix », car « une fois que nous recevons un signal d’alerte définitif, il sera trop tard pour faire quoi que ce soit compte tenu de l’inertie dans le système », prend soin de préciser Rahmstorf. Les écarts de température qu’un arrêt de l’AMOC entraînerait à courte échéance en Europe sont tels qu’il serait irréaliste d’espérer parvenir à s’y adapter, en particulier pour ce qui est de l’agriculture.

Or, au moment où était publiée cette étude, les agriculteurs manifestaient à travers plusieurs pays de l’UE pour défendre leurs revenus. Concrètement, leurs revendications consistent surtout à dénoncer des mesures qui doivent les inciter à réduire les émissions de gaz à effet de serre de leur activité, à lutter contre l’appauvrissement des sols ou à préserver ce qui subsiste de biodiversité. L’écart entre ces revendications, satisfaites avec empressement (pour une partie d’entre elles du moins) par les dirigeants nationaux ou européens, et les perspectives d’un effondrement soudain des conditions nécessaires à la poursuite sur le continent européen des cultures existantes au cours des prochaines décennies, impossible à combler, est une bonne illustration du somnambulisme persistant dans lequel s’entêtent nos sociétés.

Une autre illustration de cette déconnexion est le record enregistré le 9 février par l’indice boursier américain S&P500, qui a allègrement franchi son plus haut depuis sa création en s’élançant au-dessus du palier des 5 000 points. Ce n’est pas que l’agriculture, c’est toute l’économie qui se comporte, insouciante, comme si les avertissements des scientifiques n’existaient pas, comme si le maintien des conditions qui rendent possible la civilisation humaine était garanti. L’image qu’évoque ce gap béant est celle d’un chauffard ivre qui, non content de nier farouchement son état d’ébriété, fanfaronnerait sur tous les tons ses prouesses de conducteur et les lendemains d’une croissance qui chante : un authentique déni d’ivresse.

Jean Lasar
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