Théâtre

Les mots justes pour raconter

d'Lëtzebuerger Land du 16.02.2024

Les 9 et 10 février, le Escher Theater a convié le public à un beau et poignant spectacle à l’Ariston : Abysses de l’Italien Davide Enia, dans une mise en scène d’Alexandra Tobelaim, directrice du Nest, Centre dramatique national transfrontalier de Thionville-Grand Est. L’auteur, acteur et metteur en scène sicilien, qui fêtera cette année ses cinquante ans, s’inscrit dans la lignée du théâtre-récit, genre incarné dans les seventies par des écrivains comme Dario Fo, comme l’a rappelé en introduction du spectacle Alexandra Tobelaim. Elle a évoqué ce théâtre de l’oralité, « comme une veillée de nos grands-parents ». Elle parla aussi de cette deuxième « rencontre » avec Davide Enia, par le biais du traducteur Olivier Favier, après avoir mis en scène en 2012 sa pièce Italie-Brésil 3 à 2 avec le comédien Solal Bouloudnine (il la jouera pendant six ans !). C’est ce même comédien qui porte aujourd’hui Abysses (créé en mai 2023 au Nest), avec la complicité de la compositrice, chanteuse et guitariste Claire Vailler.

Ce texte coup de poing, fort et poétique, né du roman La Loi de la mer du même Davide Enia, prend à bras le corps le sujet de la migration. Il en va de cette tragédie, de ces milliers de morts et disparus dans une Méditerranée devenue un cimetière, de ces innombrables hommes, femmes et enfants fuyant l’horreur des guerres et victimes de nouvelles violences sur la route de l’exode. Il est question de drame mais aussi d’espoir et de vie nouvelle à l’horizon, d’échec, de rejet, de traumatisme mais aussi de succès, d’accueil, de vie sauvée. L’auteur palermitain en parle à travers ses rencontres sur l’île de Lampedusa où il s’est rendu souvent, témoin de premier plan de l’Histoire et narrateur d’Abysses.

En parallèle à cette douloureuse histoire publique se déroule une autre histoire, personnelle et intime, celle de Davide Enia, de ses retrouvailles avec un père « muet », ancien cardiologue passionné de photo, ce père qu’il emmène avec lui à Lampedusa, « mon père est la montagne qui écoute ». L’histoire familiale prend aussi forme avec les conversations téléphoniques entre Davide et son oncle Pepe, ancien néphrologue atteint d’un cancer. Enfin, Davide le narrateur raconte le travail de Davide le reporter-écrivain qui veut trouver les mots justes, toujours plus précis, dans son théâtre documentaire, lui qui convoque les origines de l’Europe, « nous sommes les enfants d’une traversée en bateau ».

Ces histoires en partage sont autant de scènes prises sur le vif, de récits déchirants racontés par les secoureurs en haute mer, tel plongeur ou tel pêcheur, par Paola l’amie qui accueille ou Vincenzo, ancien gardien du cimetière qui lavait et enterrait dignement les morts. On évoque le besoin vital d’aider, les épreuves au quotidien car « tous les sauvetages sont différents », les débarquements qui s’enchaînent, le centre de permanence temporaire, un berceau en carton et un bébé à rattraper dans la vague, les cruelles questions de savoir qui sauver en premier, les morts dans les filets de pêche, les histoires insoutenables, l’enfer libyen, les viols répétés et les pires violences subies par les femmes et les jeunes filles sur le chemin de l’exil.

Sobre et efficace, la mise en scène d’Alexandra Tobelaim est au service du texte et du comédien. Seul, central et sur le devant de la scène, Solal Bouloudnine a une remarquable présence, il se fait passeur, il fait vivre les récits avec émotion et nuances, incarne plusieurs personnages, anime les choses du quotidien, les situations les plus inimaginables, il dit l’urgence. Sur un plateau vide et noir, sans décor ni accessoire, un beau jeu de lumières (Alexandre Martre) donne vie et relief aux personnages, réinvente les moments de la journée et les atmosphères changeantes.

Côté jardin, en retrait, Claire Vailler revisite avec inspiration chants traditionnels siciliens et italiens, accompagnée de sa guitare électrique et de quelques effets bien choisis qui renforcent le récit et le jeu du comédien. Avec une belle intensité et de subtiles variations, elle amplifie ou atténue la parole, créant d’autres rythmes, d’autres souffles, d’autres temporalités appelant des émotions plurielles.

Abysses de Davide Enia et Alexandra Tobelaim, un spectacle bouleversant et plein d’humanité.

Karine Sitarz
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