Le Luxembourg de plus en plus cité comme havre de paix pour les Français inquiets de l’instabilité politique

Exil

Boulevard Royal, novembre 2023
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 31.10.2025

C’était il y a exactement trente ans. À l’automne 1995, le Premier ministre français Alain Juppé (droite modérée), nommé par le président Chirac six mois auparavant, eut la mauvaise idée, pour boucler son budget, de « déplafonner » le montant de l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF), amenant certains contribuables à devoir acquitter des impôts supérieurs à leurs revenus courants. Dans les mois qui suivirent, nombreux furent ceux, parmi les quelque 175 000 redevables, à transférer tout ou partie de leurs avoirs financiers dans les pays voisins, notamment au Grand-Duché, où les professionnels de la finance qualifièrent Alain Juppé de « meilleur VRP du Luxembourg ».

Trois décennies plus tard, un scénario semblable se dessine. Mais comme l’écrivait Karl Marx, les grands événements de l’histoire se produisent pour ainsi dire deux fois, la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce. C’est bien de cette manière que les Français, mais aussi leurs voisins, voient la situation politique d’un pays réputé pendant 65 ans pour sa stabilité politique (malgré les alternances), mais qui depuis janvier 2024 aura connu cinq Premiers ministres. L’instabilité politique de la France, avec ses conséquences économiques délétères, est la principale raison de la dégradation de sa note souveraine. Si, le 24 octobre, l’agence Moody’s a maintenu sa note Aa3, mais assortie d’une perspective négative, ses consœurs Fitch et S&P avaient déjà dégradé la France en A+, respectivement le 12 septembre et le 17 octobre.

Les agents économiques manquent de visibilité en l’absence de vote d’un budget pour 2026. Les ménages les plus aisés savent, eux, à quoi s’en tenir, car les initiatives pour alourdir leurs impôts fusent de tous côtés. Même la présidente macroniste de l’Assemblée Nationale, Yaël Braun-Pivet, a déclaré vouloir « faire bouger les lignes sur la fiscalité des hauts patrimoines », réclamant plus de justice fiscale. Dans ce domaine, c’est naturellement la gauche qui tient la corde. Fervent partisan de la « taxe Zucman » mais en même temps convaincu des difficultés de son application (d’Land, 3.10.25), le Parti Socialiste en a conçu une « version light » : l’assiette en serait élargie aux patrimoines de plus de dix millions d’euros et le taux porté à trois pour cent (contre respectivement cent millions et deux pour cent dans la version d’origine), mais le capital des entreprises familiales et « innovantes » serait épargné, d’où des recettes attendues trois à quatre fois moindres que celles envisagées par Gabriel Zucman, qui n’a d’ailleurs pas ménagé ses critiques contre la nouvelle mouture de sa proposition.

Cette nouvelle taxe s’accompagnerait d’un alourdissement des dispositifs existants, sur l’impôt sur le revenu (avec une tranche à 70 pour cent), sur les droits de succession et sur la « flat tax » de trente pour cent sur les revenus financiers instaurée en 2018. Son taux, déjà élevé par rapport aux autres pays de l’UE qui en appliquent une, s’est trouvé alourdi par des « contributions exceptionnelles » (devenues permanentes) de sorte que son montant dépasse 37 pour cent pour les bénéficiaires d’intérêts et de dividendes les plus fortunés. Dans le débat budgétaire en cours il a été proposé de fixer la taxe de base à 36 pour cent, ce qui la porterait à près de 45 pour cent pour les plus riches.

Comme l’a révélé le Financial Times dans un article du 19 octobre, cette « ébullition fiscale » provoque, depuis la dissolution de l’Assemblée en juin 2024, une fuite des capitaux, notamment vers la Suisse et le Luxembourg. Elle est confirmée par les professionnels français de la gestion de patrimoine. Ces deux destinations, autrefois très prisées des Français, avaient par la suite été quelque peu délaissées avant de retrouver récemment les faveurs des épargnants les plus fortunés. Mais plus pour les mêmes raisons. Ils n’y rechercheraient plus le secret bancaire, bel et bien enterré depuis la mise en place de l’échange automatique de données fiscales en septembre 2017, ni même une fiscalité plus douce, mais avant tout la sécurité et la stabilité. Ils trouvent aussi dans ces deux pays une réelle culture de la confidentialité et des compétences de haut niveau dans le conseil et la gestion, selon le FT.

Dans tous les pays où le gouvernement a augmenté la taxation des hauts patrimoines, des départs ont été enregistrés. En Norvège, où l’impôt sur la fortune s’applique à partir de 150 000 euros de patrimoine net (vingt pour cent de la population adulte ayant un revenu y est soumise), son augmentation en 2022 a provoqué l’exil fiscal de 300 contribuables aisés, dont l’un des plus importants entrepreneurs du pays Kjell Inge Rokke. Au Royaume-Uni, le « Private Wealth Migration Report » du cabinet de conseil Henley & Partners, publié fin juin 2025, révélait que « le pays devrait connaître le plus important exode net de particuliers fortunés de tous les pays » avec quelque 16 500 millionnaires partant s’installer à l’étranger. En cause, la disparition du régime fiscal avantageux des « non-doms », qui permettait depuis plus de deux siècles aux non-résidents d’être exemptés d’impôts sur leurs revenus étrangers, à condition que ces sommes ne soient pas rapatriées. Le gouvernement conservateur de Richi Sunak avait prévu sa disparition en avril 2025, alors que plus de 73 000 contribuables étaient encore « non-domiciliés ». Mais les travaillistes, revenus au pouvoir en juillet 2024, en ont rajouté une couche, en faisant payer un impôt sur les successions aux non-résidents ayant passé dix des vingt dernières années dans le pays. Le gouvernement pensait que la fin des non-doms et l’élargissement de l’impôt sur l’héritage pourraient rapporter 14,5 milliards d’euros d’ici 2029, mais ce chiffre ne tient pas compte des prévisions de départs massifs (environ un quart des non-doms).

Toutefois d’autres sources sont moins pessimistes. Une étude de la banque UBS a établi que la population des « riches nomades » capables de se déplacer rapidement d’un pays à l’autre est très limitée, n’étant composée que de personnes très fortunées dont l’activité économique est à la fois internationale et délocalisable. De fait, en 2024 seuls 400 départs ont été constatés parmi les non-doms, et leur contribution fiscale a même légèrement augmenté. Depuis le début de 2025, les départs sont inférieurs aux prévisions du gouvernement, selon le Financial Times, ce qui a fait dire à l’association Tax Justice UK que les chiffres sur un prétendu exode des millionnaires cherchent avant tout à faire peur.

Un constat voisin a été fait en France, fin juillet 2025, avec la publication d’un rapport de 32 pages intitulé « Fiscalité du capital : quels sont les effets de l’exil fiscal sur l’économie ? » dû au Conseil d’analyse économique (CAE), un organisme indépendant mais rattaché aux services du Premier ministre. On peut y lire qu’une augmentation de deux milliards d’euros des recettes fiscales sur le capital possédé par les un pour cent des ménages les plus riches conduirait au départ de 0,06 à 0,6 pour cent d’entre eux seulement. Les « zucmanistes » ont vu dans ce document un appui à leur projet, en oubliant qu’il évoque un supplément fiscal dix fois inférieur à celui prévu avec leur taxe. On peut penser que l’application d’un impôt, supposé rapporter entre 15 et 25 milliards dans sa version d’origine, aurait des conséquences autrement plus importantes que celles mentionnées par le CAE.

Le problème des études publiées récemment en Norvège, au Royaume-Uni et en France, est que, quels que soient leurs résultats, elles raisonnent sur la base d’un « exil fiscal » complet. Or la réalité est toute différente. La plupart des investisseurs ne souhaitent pas déménager dans un pays à fiscalité plus douce, plus sûr ou moins instable. Ils chercheraient seulement à mettre à l’abri une partie, plutôt modeste, de leurs avoirs, tout en posant des jalons pour en transférer davantage en cas de besoin. C’est le cas des Français en Suisse. En l’absence de chiffres officiels, les experts estiment le total des avoirs financiers français en Suisse entre 40 et 60 milliards d’euros, ce qui ne représente qu’une partie très faible (entre un et deux pour cent) du patrimoine financier total des dix pour cent des ménages français les plus riches. De plus ce montant prend en compte les avoirs des quelque 235 000 frontaliers et ceux des résidents français installés en Suisse pour des raisons professionnelles. Rien à voir avec une fuite massive de capitaux pour des raisons fiscales.

Certaines formules de placement offrent la possibilité d’investir son argent à l’étranger sans avoir à s’exiler ni même à se déplacer. C’est le cas de l’assurance-vie luxembourgeoise, dont les Français sont très friands. Assortie d’avantage fiscaux, l’assurance-vie est de longue date leur placement préféré. Avec un montant supérieur à 2 000 milliards d’euros (dont à peine plus du quart en unités de compte), elle représente un tiers du patrimoine financier des ménages. Le taux de détention moyen est de 42 pour cent (contre 27 pour cent en 2005) mais il dépasse les soixante pour cent pour les titulaires de revenus élevés.

Le Financial Times a pu établir qu’à la fin 2024, les Français détenaient près de quatorze milliards d’euros dans des contrats d’assurance-vie luxembourgeois, ce qui représente une augmentation de 58 pour cent par rapport à 2023, malgré un « ticket d’entrée » élevé (souvent supérieur à 250 000 euros). Au premier semestre 2025, les flux vers l'assurance-vie au Luxembourg, en provenance de France, ont de nouveau augmenté, et les prévisions sont optimistes. « En juin dernier, les demandes de renseignements liées au Luxembourg ont doublé. Depuis, à chaque nouvelle période d'instabilité, elles repartent à la hausse », a déclaré au FT Benjamin Le Maître, co-fondateur du family office parisien Avant-Garde.

Les investisseurs français apprécient la performance et la sécurité offertes par les contrats luxembourgeois, qui proposent une structure sur-mesure, une large palette d’investissements et un système de protection des avoirs très performant, notamment avec le fameux « triangle de sécurité », unique en Europe (mais qui n’a pas empêché la faillite de FWU Life insurance). Avec la perspective d’une nouvelle dissolution dans les semaines à venir, voire d’une élection présidentielle anticipée réclamée par plusieurs partis et personnalités, au sein même de la majorité, l’instabilité politique française n’a pas fini de faire les « choux gras » de la finance luxembourgeoise.

Georges Canto
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