« Dix mille euros, c’est le prix du ticket d’entrée pour venir travailler au Luxembourg. » Yannis Xydias, directeur-associé du Mansogroup (onze restaurants, bientôt treize, 400 salariés), fait le compte : « Avec deux mois de loyer pour la caution, les frais d’agence… on y arrive vite. Et tout ça pour avoir le droit à une période d’essai... »
Pour embaucher dans la restauration, selon lui, le frein n’est pas le salaire, mais bien le logement. « Les candidats sont ravis, jusqu’à ce qu’ils aillent sur athome. » Pour aider les nouveaux arrivants, le groupe dispose d’environ 80 chambres, principalement en cohabitation, et quelques appartements. Certains logements sont gérés par une société immobilière créée spécialement et d’autres appartiennent aux associés eux-mêmes. « Les loyers se situent autour de vingt pour cent au-dessous de ceux du marché », assure Yannis Xydias. Les baux signés avec les locataires sont indépendants du contrat de travail.
Georges Eischen, associé-gérant de La Provençale (1 700 employés), dresse le même constat. « Le niveau des loyers dans le pays rend le simple fait de se loger extrêmement compliqué pour des employés qui gagnent le salaire minimum, voire même davantage. »
Autre patron, autre secteur, mais analyse identique : Laurent Nilles, administrateur-délégué de Prefalux Group (400 employés), regrette que le logement entrave la possibilité de renforcer ses équipes. « La qualité d’une entreprise se juge à celle des personnes qui y travaillent. Avec la situation actuelle, nous sommes tous perdants. »
Ces trois dirigeants partagent un point commun : ils comptent profiter d’une ouverture permise par la loi sur le logement abordable publiée le 7 août 2023. Les libéraux avaient poussé pour qu’une clause permette aux employeurs de construire des logements abordables réservés à leurs salariés, sur un terrain qui leur appartient, tout en étant largement subventionnés. C’était l’idée qui a permis la création des cités ouvrières dans le sud du pays depuis la fin du XIXe siècle. Le principe a été remis au goût du jour par le patronat. « En tant que Chambre des métiers, nous étions demandeurs d’un tel régime. Nous trouvons ce modèle très intéressant », relève Max Urbany, chef de service « Affaires économiques ». Il assure que l’idée derrière ces projets « n’est pas de gagner de l’argent, mais d’attirer la main-d’œuvre. »
La législation, portée par l’ex-ministre du Logement Henri Kox (Déi Gréng) puis son successeur Claude Meisch (DP), est attractive puisque la participation financière de l’État peut grimper jusqu’à 75 pour cent des coûts de construction dans le cadre de l’aide à la pierre. Quant aux 25 pour cent restants, l’entrepreneur-promoteur les récupère le temps que dure la convention grâce à ce mécanisme de compensation qu’est la rémunération du capital investi. Car pour justifier sa générosité, l’État impose que le statut de logement abordable perdure pendant quarante ans au moins, avec une emphytéose de cinquante ans sur le terrain. L’entreprise devra également créer son propre statut de promoteur social, via une asbl, une société à impact sociétal (SIS) ou une fondation. Comme dans le marché abordable classique (SNHBM, Fonds du logement…), le loyer sera calculé en fonction du salaire.
Si les critères sont stricts, le modèle peut faire preuve de souplesse. « Ce n’est pas 75 pour cent ou rien », explique Luc Biever, chef du service Innovations du ministère du Logement. « Un employeur peut choisir de mélanger des logements qui répondent aux critères de l’abordable (notamment au niveau de la superficie) et des appartements plus grands, qui n’entrent pas dans ce cadre et qu’il louera sur le marché libre. Dans ce cas, il ne touchera l’aide à la pierre que sur les logements abordables ». Les entreprises peuvent ainsi loger le personnel situé à l’entrée de la grille de salaire, ainsi que les cadres.
La Provençale avait pris de l’avance en acquérant dès fin 2022 une résidence en cours de construction à Bonnevoie, rue du Dernier sol. « Nous avons eu cette opportunité alors que le promoteur avait du mal avec les ventes en futur état d’achèvement. La résidence se situe près du tram qui arrive au stade, d’où il est facile de prendre le bus pour Leudelange (où se trouve les halles, ndlr) », indique Georges Eischen. L’immeuble d’une quarantaine de logements (dont un appartement avec des chambres en colocation) lui coûtera entre 35 et 40 millions d’euros. « Un financier aurait sûrement été plus frileux que nous. Surtout qu’aujourd’hui, avec la crise de la construction et de l’industrie, nous avons moins de mal à recruter qu’en 2022. Mais je crois que nous ne regretterons pas cet investissement. Qui sait quelle sera la situation dans cinq ans ? » Puisque le prix du terrain était élevé à cet endroit, les subventions que va toucher La Provençale pour l’aide à la pierre permettront de rembourser la moitié de l’investissement de départ.
Prefalux a été l’un des constructeurs les plus rapides à faire part de son intérêt. Il y a un an, l’entreprise avait déjà partagé son concept de Prefalux House lors de la présentation de la loi par le ministre du Logement Claude Meisch (DP) à la Chambre des métiers. « C’est une proposition très intéressante. Elle est complexe dans sa mise en application, ce qui se comprend par l’importance des subventions publiques, mais je pense qu’elle va trouver son public », commente Laurent Nilles. Il réserve une des trois résidences de son programme « Kiischten » (Junglinster) à du logement abordable pour salariés. Là aussi, le projet avait été lancé avant la publication de la loi, mais les plans ont été redessinés pour profiter à plein de l’aide étatique.
Laurent Nilles assure que la réalisation de ce projet (livraison début 2027) n’est qu’une première étape. Prefalux construit depuis longtemps ce type de résidences pour la SNHBM ou le Fonds du logement et connaît les exigences propres à l’exercice. Le projet « Kiischten » a donc aussi vocation à jouer le rôle de pavillon témoin. « Il est évident que nous profitons de cette expérience pour démarcher d’autres entités. Nous travaillons notamment avec le monde associatif, dont une structure qui possède déjà un grand parc de logements abordables. »
Quant au groupe Manso, il n’a pas manqué l’appel à candidatures lancé par le Fonds Kirchberg, qui prévoit une tour de onze étages dédiée aux logements abordables pour salariés dans le cadre de son projet Grünewald-Steichen. Marc Widong, le directeur du Fonds, explique que le nouveau quartier manque de petites unités de logement pour les jeunes travailleurs. « Nous allons réserver cet immeuble pour le microlodging (studio de 35 m2 avec salle de bain et cuisine intégrée) et le coliving (cinq ou six chambres avec salle de bain, et des espaces communs). » Liberté sera donnée au promoteur d’organiser la répartition en fonction des besoins qu’il aura évalués, pour autant que la surface moyenne des logements respecte les 52 m2 par logement exigés par la Ville de Luxembourg. La tour devrait être livrée en 2030, 170 personnes y habiteront.
Les premiers projets qui profitent de la nouvelle loi ne concernent que des entreprises familiales solidement ancrées dans le pays. D’autres gros employeurs du pays ne semblent pas s’intéresser à cette problématique. Les Big Four (PWC, Deloitte, KPMG et EY), par exemple, restent muettes. Contactées par le Land une semaine avant la parution, pas une n’a souhaité s’exprimer. Selon d’autres interlocuteurs qui connaissent bien le dossier, l’échelle de temps serait pour ces entreprises un frein majeur. Quarante ans, voire cinquante pour le terrain, c’est trop long.
PwC-Luxembourg a peut-être déjà livré sa réponse en ouvrant en octobre 2024 des bureaux entièrement dédiés aux besoins de son antenne luxembourgeoise à Porto. D’ici 2027, 700 personnes devraient s’y affairer. Loger ses employés juniors à Luxembourg ne serait dès lors plus une priorité.
Le temps long n’est pas un facteur qui dérange les entreprises luxembourgeoises intéressées par le concept. « Mon grand-père a créé l’entreprise en 1934, alors on ne s’offusque pas de travailler sur une convention de quarante ans, c’est même naturel », relève l’administrateur-délégué de Prefalux.
Une interrogation existe également au sujet des bénéficiaires de cette aide de l’État. Un des candidats à la construction du programme Grünewald-Steichen (Fonds Kirchberg) est, au moins en partie, soutenu financièrement par un fonds de pension américain. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’American Chamber of commerce Luxembourg a participé à plusieurs réunions d’information. La possibilité de construire des immeubles résidentiels remboursés intégralement par l’État, de profiter de revenus locatifs (modestes, il est vrai) sur quatre ou cinq décennies, avec la perspective d’une revente garantie au terme de la convention (en priorité pour l’État), voilà un investissement sans aucune prise de risque. Interrogé sur la question, Marc Widong indique que « Le Fonds cherche un promoteur-architecte pour construire le projet et une asbl, SIS ou fondation pour gérer ensuite le logement dédié salariés. Nous n’avons pas connaissance des “ financiers ” derrière les candidatures. » Le ministère du Logement admet ne pas avoir vraiment réfléchi à la question, « Pour nous, l’important est que le dossier remplisse le cahier des charges. Nous n’avons pas établi de critères concernant l’origine des investisseurs », reconnait Luc Biever.
Si l’initiative commence à attiser l’intérêt du patronat, elle est aussi très critiquée par la Chambre des salariés (CSL). Contactée par le Land, elle « soutient pleinement une augmentation substantielle de l’investissement public dans la création de logements abordables », mais elle témoigne d’« un profond scepticisme quant à l’idée de réaliser cet objectif par l’intermédiaire des employeurs. » Elle s’inquiète du retour d’« un certain paternalisme qui risquerait de placer les salariés dans une situation de dépendance excessive vis-à-vis de leur employeur. » La loi stipule qu’en cas de licenciement, un salarié aura l’obligation de quitter son logement dans les trois mois. En cas de décès, sa famille devra déménager dans les douze mois. « Ce modèle nous parait anachronique », s’inquiète la CSL. « Les pays européens considérés comme des pionniers en matière de politique du logement abordable se sont généralement éloignés de cette logique, privilégiant aujourd’hui des solutions mieux adaptées, telles que la production publique directe de logements ou encore le développement de coopératives. »
Aujourd’hui, les chambres professionnelles (salariales ou patronales) ne semblent pas prêtes à investir pour loger les salariés à faibles revenus. La Chambre des métiers, pourtant en première ligne pour promouvoir la loi, se justifie en expliquant y avoir pensé, « mais nous ne voulons pas avoir à prendre parti pour une entreprise plutôt que pour une autre. Nous préférons tenir le rôle de conseiller », souligne Max Urbany. Il argue que « les PME peuvent aussi acquérir un ou deux logements abordables dans une résidence en construction tout en recevant toutes les subventions » , mais reconnait toutefois que la mécanique organisationnelle complexe ne joue pas en faveur des petites entreprises. « Souvent, les projets bloquent là. Et la conjoncture n’aide pas ».
En 1973, la Chambre des métiers et la Chambre de travail avaient pourtant créé le Foyer du travailleur, une asbl qui logeait des ouvriers immigrés dans des structures à Mühlenbach, Diekirch ou Lallange. Elle s’est progressivement éteinte jusqu’à sa radiation du registre du commerce en 2021.
Le souvenir d’Infraplan (crée en 1972) est également douloureux. La sàrl fondée par le LAV (prédécesseur de l’OGBL) a certes créé des logements sociaux à Lallange, Roeser, Schrassig, Kayl, Dudelange ou Grevenemacher, mais elle a périclité dans les années 1990 et son patrimoine a finalement été cédé au Fonds du logement.
La pénurie de logements abordables constatée aujourd’hui par le patronat représente surtout une faillite historique des politiques publiques. Dans le pays, seul 1,6 pour cent des logements entrent dans cette catégorie. En 2002, à la Chambre, Fernand Boden, ancien ministre du Logement CSV, expliquait que « le logement social est quelque chose pour les associations, comme la Stëmm vun der Strooss. »
Depuis, la situation a bien-sûr évolué. L’article 29 bis, introduit par Henri Kox, imposait de réserver entre dix et vingt pour cent de logements abordables d ans les nouvelles constructions. Ce changement de paradigme a été renforcé par Claude Meisch, qui a sanctuarisé ce principe dans la loi du 27 juin 2025, augmentant le quota de quinze à trente pour cent.