Le CEO est fatigué. Ses ministres du Travail et de la Santé sont sur le siège éjectable. Son ministre des Finances est en embuscade pour 2028

Midd-Term

Luc Frieden écoutant Xavier Bettel, ce mardi à la Chambre
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 31.10.2025

« Dialog heescht matenee schwätzen, an dat Schwätze fënnt statt. » Invité lundi chez RTL-Radio, Luc Frieden aligne les platitudes. Comme son modèle Macron, il porte ce matin-là un col roulé noir. Le Premier ministre tente de se donner une envergure internationale, dissertant longuement sur la géopolitique et les entreprises « étouffant » sous la règlementation européenne. La journaliste l’interroge sur les grands dossiers nationaux des trois années à venir. « Eng ribambelle vu Saachen », répond Luc Frieden. Puis de se perdre dans sa propre énumération, entre Platzverweis, énergie renouvelable et une deuxième baisse de l’imposition des entreprises. La simplification administrative, grande promesse électorale, est mentionnée en passant. L’individualisation des impôts, le magnum opus de son rival interne Gilles Roth, est passée sous silence ; sans doute un oubli. Après l’humiliation des Sozialronnen, Luc Frieden est en plein trou d’air politique. Depuis la rentrée, il n’a pas su générer de nouvelle dynamique.

Les spéculations incessantes sur un remaniement gouvernemental renforcent l’impression de détresse politique. L’option était sur la table avant l’été. Mais Luc Frieden voulait éviter de remplacer uniquement des ministres de son propre parti, par peur que la mauvaise presse se concentre sur le CSV. Il demandait donc aux libéraux de participer à la partie de chaises musicales. Le DP se refusant à ce jeu, l’opération a été annulée. La fenêtre d’opportunité s’est refermée. Une recomposition, entend-on, pourrait de nouveau être envisagée vers Pâques, pour la mi-mandat.

En attendant, les ministres CSV Martine Deprez et Georges Mischo se retrouvent sur le siège éjectable. La ministre de la Santé doit composer avec une AMMD radicalisée, dont la direction pousse pour des mini-cliniques privées, financées par des investisseurs tiers. L’ancienne prof de maths, habituée à agir dans le cadre feutré du Conseil d’État, se voit exposée à une pression énorme. Parmi les investisseurs en lice, on retrouve des poids lourds comme Marc Giorgetti et Alain Kinsch, hyperconnectés dans les milieux politiques et d’affaires (lire page 10). Ce lundi, Luc Frieden a rappelé à sa ministre les directives politiques, en direct sur RTL-Radio : Créer plus d’antennes « ausserhalb vun de Spideeler, lassgeléist vun de Spideeler ». Et de poser une deadline : « Dat muss an de nächste sechs bis zwielef Méint geschéien ». Ministre débordée, ultimatums politiques, lobbying intense, cette convergence de facteurs fait du moment actuel un moment périlleux pour le système de santé public. D’autant plus que la gauche et les syndicats sont étonnamment lents à monter la défense.

« Ich weiss nichts von einer Regierungsumbildung », prétendait Martine Deprez, il y a deux semaines dans le Tageblatt. Mais elle aurait, elle aussi, entendu des rumeurs avant les vacances d’été. Et de glisser, malicieusement : « Auch andere Namen sind gefallen ». Georges Mischo est l’autre maillon faible dans une équipe CSV, qui n’apparaît guère solide. (Alors que Mischo et Deprez s’enfoncent, Wilmes et Margue s’invisibilisent.) Le ministre du Travail vacille, l’OGBL et le LCGB tentent de lui administrer le coup de grâce politique. Début octobre, les deux syndicats ont envoyé une lettre cruelle à Luc Frieden. Sur quatre pages ils font l’inventaire des gaffes de Georges Mischo. Celui-ci aurait « prouvé à maintes reprises qu’il n’est pas à la hauteur de sa fonction » : « Il lui manque, pour cela, autant la connaissance de la matière, les capacités pratiques ou le savoir-faire, que les qualités personnelles et comportementales. » Et de conclure qu’« il n’existe, de notre côté, plus la confiance nécessaire ». La lettre semble avoir fait son effet. Ce mardi, Georges Mischo s’est affiché très courtois, lors de sa réunion en bilatérale avec les syndicats. Il a poliment écouté les positions sur les heures de travail, préférant ne pas s’avancer sur le fond.

Luc Frieden veut enfin laisser derrière lui cette séquence amère. Le « CEO » avait surestimé ses propres capacités politiques et sous-estimé celle des syndicats. Il est sorti sérieusement amoché d’un conflit qu’il avait lui-même provoqué. Ce sont ses bourdes sur les pensions qui ont assuré le succès de la manif. Les deux premiers rounds sociaux qui ont suivi ont été un calvaire ; le Premier s’est retrouvé dépassé par la dynamique tripartite, Xavier Bettel reprenant par moments le contrôle de la situation. Après les vacances d’été, le troisième round s’est conclu sans accord, malgré une reculade généralisée du gouvernement. À la colère syndicale s’est ainsi ajoutée la déception patronale. Remplacer Georges Mischo par Marc Spautz aurait fait d’une pierre deux coups : neutraliser un adversaire interne et amadouer les syndicats. (Quitte à renforcer le chagrin patronal.) Mais les relations entre Spautz et Frieden sont tendues depuis 2012 au moins, lorsque le premier avait démonté le budget du second. Et le chef de fraction se plaît visiblement dans son rôle de dernier représentant de l’aile sociale.

Le moment actuel rappelle le trou d’air d’il y a dix ans exactement. Le 7 juin 2015, la coalition des quadras libéraux était assommée par le résultat du référendum. Contre toutes attentes, elle trouvera un second souffle. Les verts et les libéraux concentreront leur énergie sur deux projets emblématiques, deux « quick wins » : Le lancement du tram et la réforme du congé parental. Alors que le premier permit aux écolos de se présenter comme managers efficaces sous le slogan « Gréng wierkt », le second permit au DP de se profiler comme le nouveau champion des classes moyennes modernes. Quant à Pierre Gramegna, il renonça à sa « révolution copernicienne », l’objectif budgétaire passant de 0,5 pour cent de solde structurel à 0,5 pour cent de déficit. Au lieu de ficeler un autre paquet d’austérité, il pondit une réforme fiscale choyant l’électorat avec de généreux abattements. Quant à l’illusionniste socialiste Etienne Schneider, il sortit le space mining du chapeau en 2016. Un projet qui n’enthousiasma guère la base socialiste, pas plus que le « processus Rifkin » lancé à la rentrée 2015. Mais malgré le dévissement du LSAP, la coalition a tenu bon en 2018. Envers et contre tous les pronostics d’Ilres.

Dans certains ministères flotte toujours un parfum de Gambie. Lex Delles a laissé intacte l’équipe de Claude Turmes à l’Énergie. Yuriko Backes continue sur le tracé de François Bausch, avec quelques aménagements mineurs, comme l’arrêt du tram rapide devant le GridX. Max Hahn soigne l’image sociale-libérale du DP et peaufine son plan national contre la pauvreté. Claude Meisch cadenasse son héritage à l’Éducation. Quant à Xavier Bettel, il fait du Xavier Bettel.

Une nouvelle édition de la coalition bleue-rouge-verte serait de nouveau possible. Du moins d’après les trois dernières « Sonndesfroen ». La dernière en date a été publiée début octobre : Elle enregistre une chute de 4,6 pour cent pour le CSV par rapport aux élections de 2023. Mais à trois ans du prochain scrutin, de tels sondages restent du domaine de la politique-fiction. D’autant plus que calculer une répartition des sièges relève de l’absurde, étant donné la loterie des Reschtsëtz (quatorze, en 2023) et le panachage. Mais si la tendance se confirmait, la nervosité monterait d’un cran parmi les élus CSV. Les perspectives pour 2028 s’assombriraient alors pour Luc Frieden et s’éclairciraient pour Gilles Roth.

C’est la question qui taraude le microcosme politique : Le Premier ministre se représentera-t-il en 2028, ou laissera-t-il la place à Gilles Roth ? (Aux prochaines législatives, le premier aura 65, le second 61 ans.) Un premier indice sera fourni en mars prochain, lorsque se tiendra le congrès du CSV à Ettelbruck. Celui-ci devra confirmer le conseil national, dont le président du parti, Luc Frieden. Dans un parti légitimiste comme le CSV, la question n’est pas de voter pour ou contre Luc Frieden (on vote pour le chef), mais si celui-ci voudra prolonger sa présidence. En off, certains estiment qu’il vaudrait mieux que le Premier ministre lâche sa double casquette. D’autres tirent un parallèle avec Xavier Bettel qui, après le référendum de juin 2015, avait laissé le DP à son amie d’enfance Corinne Cahen. Or, un tel retrait sera interprété comme un (autre) signe de faiblesse. Le cumul friedenien est inédit dans l’histoire du CSV. Le Premier ministre l’avait justifié par l’impératif de la « cohérence » et de la « Geschlossenheet ». (Ce qui signifiait concrètement : réduire au minimum les débats et les dissensions.) En mars 2024, les délégués avaient entériné cette intégration verticale à la quasi-unanimité ; seulement quinze personnes avaient coché la case « non ». Peu avant le congrès, un autre nom était brièvement apparu en public comme candidat potentiel : Gilles Roth. Interrogé, celui-ci assurait qu’il cédait évidemment la priorité au Premier ministre. En occupant ce poste-clef, Luc Frieden espérait se garder les coudées franches pour 2028.

« Vive de Grand-Duc, a vive onse Luc ! », c’est par cette devise, mi-ironique mi-flagorneuse, que Gilles Roth concluait ses interventions durant la campagne 2023. Il se retrouve aujourd’hui en position de prétendant. Le dernier en date d’une longue lignée de ministres des Finances (Pierre Werner, Jacques Santer, Jean-Claude Juncker, Luc Frieden) attendant leur tour. Mais aux moments cruciaux, Gilles Roth a souvent hésité. En 2019, il ne s’était pas porté candidat à la présidence du parti, laissant Serge Wilmes et Frank Engel se déchirer. En 2023, il n’avait pas levé le doigt pour le poste de Spëtzekandidat, se contentant de la circonscription Sud.

Amis comme adversaires reconnaissent la détermination politique et la finesse tactique de Gilles Roth. L’ancien haut fonctionnaire aux Finances a l’avantage de réunir les qualités de technicien et de politicien. Rue de la Congrégation, il s’est entouré de quelques fidèles. Dans le secrétariat général du ministère, on retrouve le loyal lieutenant, Luc Feller, son successeur à la mairie de Mamer et membre du Conseil d’État, ainsi que le juriste Jean-Claude Neu, issu de la fraction CSV. Côté communication, Roth a recruté le président du CSJ, Metty Steinmetz, ainsi qu’Ady Richard, de la vieille garde junckérienne. Sur la forme, Roth marque sa différence avec le Premier ministre. Pour l’individualisation des impôts, il a consulté très tôt et très largement les syndicats et la société civile. Au Parlement, il est en mode drague permanente, soignant ses relations avec les partis de l’opposition, et surtout avec le LSAP qui, en absence d’une direction ou d’une stratégie, voit en lui un ticket pour son retour au gouvernement.

Gilles Roth soigne sa gauche, jurant haut et fort qu’il ne touchera pas aux prestations sociales. Il prépare un cadeau de presqu’un milliard d’euros pour les électeurs. Comme maire, il avait cumulé les dettes, au point de faire de Mamer la commune la plus endettée du pays. Comme ministre, il revendique un rôle « volontariste ». Sa nouvelle catchphrase : « Je suis ministre des Finances, pas comptable ». Le ministre Gilles Roth s’est libéré de l’orthodoxie budgétaire que prêchait le député d’opposition Gilles Roth. Un rôle repris par Sam Tanson (Déi Gréng) qui loue aujourd’hui les vertus du « Apel fir den Duuscht ». Depuis la tribune parlementaire, elle a ainsi pointé que ni les futures dépenses militaires ni le déchet fiscal occasionné par l’individualisation n’apparaissent dans le dernier budget pluriannuel : « Ce n’est pas sérieux ».

Mais Gilles Roth aborde le budget par le prisme électoral. Son focus, c’est 2028. C’est à partir du 1er janvier de ce Waljoer que sa réforme fiscale devrait s’appliquer. Le timing est calibré avec précision. Le projet de loi devrait être déposé d’ici la fin de l’année. (Ce qui coïnciderait avec la présentation d’un autre magnum opus d’une autre tête de liste de la circonscription Sud : Le plan d’action national contre la pauvreté du libéral Max Hahn.) Gilles Roth promet de réaliser la promesse non-tenue de Pierre Gramegna : Une classe d’impôt pour tout le monde, mariés ou divorcés, pacsés ou célibataires. Puisque personne ne doit perdre, l’État paiera l’ardoise : 900 millions d’euros de déchet fiscal annuel, dont environ la moitié devrait être neutralisée par la progression à froid. Pour contenter tout le monde, Roth aura recours à des acrobaties juridiques. Certains couples devraient ainsi bénéficier d’une période transitoire de vingt ans. Voilà qui pourrait faire grincer des dents au Conseil d’État. Mais le défi politique est de ne pas ouvrir une brèche qui permettra à l’ADR de revendiquer le rôle de dernier défenseur de la famille.

Une telle réforme fiscale, il vaut mieux la faire par beau temps. Or, la situation économique est maussade, la croissance de l’emploi amorphe. Mais la dette ne fait plus scandale et le déficit structurel est en train de se normaliser. Il fallait sans doute un politicien CSV pour assumer pleinement ce changement de paradigme. Le totem des trente pour cent d’endettement ? Ce n’est « pas une ligne rouge », expliquait le ministre des Finances à Virgule.fr. « Il ne figure pas dans notre programme gouvernemental ». Et de rassurer : « Ce n’est pas parce que nous franchirions temporairement cette barre que les agences nous rétrograderaient automatiquement ». Luc Frieden suit le mouvement. Il faudrait passer par la case emprunts, « quitte à ce que cela ne corresponde pas à ce que j’aime ».

Note de bas de page

Bernard Thomas
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