« Nous défendons un autre point de vue que l’AMMD », annonce la présidente de l’Asbl Médecins salariés hospitaliers. Entretien avec la neurologue Monique Reiff sur le conventionnement, l’argent et la solidarité

« Je trouverais cela très limite »

Monique Reiff, ce lundi au Centre hospitalier de Luxembourg
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 24.10.2025

d’Land : Lundi dernier, le vice-président de l’AMMD a comparé sur Radio 100,7 le conventionnement (et ses tarifs « imposés ») à du « proxénétisme », désignant la CNS d’« institution indécente ». Le même jour, le lobby des médecins et dentistes a déclaré qu’il compte résilier la convention. Que vous inspire cette rupture annoncée ?

Monique Reiff : Elle nous inspire une certaine crainte. Le conventionnement est vraiment un des points forts de notre système de santé, qui se base résolument sur la solidarité. En tant que médecins hospitaliers salariés [pour la plupart au CHL, ndlr.] nous avons un statut différent de celui de la plupart de nos collègues. Nous incarnons peut-être un idéalisme, parfois une naïveté, mais c’est ce qui nous motive à exercer notre métier.

Le nouveau président de l’AMMD, Chris Roller, fustige « une économie planifiée ». Il a récemment regretté dans le Land qu’« en-dehors de la nomenclature, un médecin ne peut offrir de contrat de soins » : « Celui qui veut investir dans sa santé au Luxembourg, devrait pouvoir le faire au Luxembourg ». Que lui répondez-vous ?

Je veux qu’on propose à tous les patients le meilleur de ce que la médecine a à offrir. Je ne veux pas que les personnes plus riches bénéficient d’un meilleur traitement. J’ai longtemps travaillé en Allemagne, dans un système qui est divisé entre assurés légaux et assurés privés. Concrètement, cela signifie que les gens aisés ne contribuent plus du tout à la caisse publique. C’est ce que nous devons absolument éviter ici. Je suis toujours un peu irritée quand j’entends des Luxembourgeois dire : « À Trèves, je peux avoir un rendez-vous d’IRM dans la semaine ! » Ils ignorent sans doute que les hôpitaux allemands sont poussés à remplir leur planning avec un maximum d’assurés privés. Or, les affiliés de la CNS sont considérés comme des assurés privés en Allemagne. Si les Luxembourgeois décrochent donc rapidement un rendez-vous à Trèves, c’est au détriment du Kassenpatient allemand qui doit, lui, attendre six mois pour son IRM. C’est une situation dramatique, et très cruelle…

Avant d’annoncer la résiliation de la convention (qui serait alors renégociée durant une année), la direction de l’AMMD s’est assurée d’un mandat auprès de sa base. Quelque 300 personnes ont participé à cette assemblée générale extraordinaire. Est-ce que c’est représentatif ?

Un vote à main levée dans une salle, cela crée certainement un biais. Je sais que chez les médecins libéraux, certains ne sont pas heureux que le conventionnement soit remis en question. On n’était pas à cette AG, mais on n’aurait certainement pas levé la main. Même si nous pouvons comprendre la frustration de l’AMMD par rapport à la revalorisation de la lettre-clé [censée couvrir la hausse des frais de fonctionnement, ndlr] : Ces dernières années, les négociations se sont à chaque fois enlisées et ont systématiquement atterri devant le médiateur.

Dans le Tageblatt, la ministre de la Santé, Martine Deprez (CSV), a estimé qu’il s’agissait en réalité d’un « Nebenschauplatz », un levier actionné par l’AMMD pour faire avancer les sociétés de médecins pour lesquelles la ministre a annoncé un projet de loi d’ici la fin de l’année.

Qu’il y ait des associations de différents spécialistes avec du personnel soignant, je n’y vois pas d’inconvénient. Mais que des médecins tirent profit du travail d’autres médecins, je trouverais cela très limite. Et nous sommes certainement contre des sociétés de médecins initiées ou portées par des investisseurs tiers. Ce n’est pas ainsi que nous envisageons la médecine. Un investisseur veut retirer un maximum de rendement. Cela crée évidemment une pression. Cette piste nous conduirait dans une direction extrême, très éloignée de la solidarité. Je rappelle d’ailleurs que le premier projet de loi [rédigé par Arendt & Medernach pour le compte de l’AMMD, ndlr.] ne prévoyait pas d’investisseurs tiers. La position de l’AMMD semble donc avoir basculé…

La nouvelle direction de l’AMMD estime qu’une exclusion « totale et générale » des investisseurs non-médecins serait « disproportionnée ». À l’opposé du Cercle des généralistes qui craint, lui, « l’ingérence de tiers dans les décisions thérapeutiques ». La question ne fait donc pas consensus, même au sein de l’AMMD.

Je comprends les généralistes. Nous avons vu ce que cela a donné pour les dentistes, et ce n’est certainement pas ce que nous souhaitons pour le reste de la médecine. Il faut savoir que lancer un centre de radiologie, cela nécessite énormément de capital. À moins d’avoir vraiment beaucoup hérité, un médecin ne pourra porter un tel investissement, même en s’associant avec d’autres collègues.

L’AMMD critique « la monopolisation de la médecine hospitalière ». Elle veut que les interventions « mineures » et « courantes » se fassent en-dehors des hôpitaux. Dans le Wort, son président promettait que cela reviendrait beaucoup moins cher, « peut-être à un tiers des coûts dans les hôpitaux ».

Je ne sais pas d’où sort ce chiffre. Il n’existe pas d’estimations sur l’impact financier d’une telle mesure. Si le personnel de ces centres privés est embauché sous la convention collective des hôpitaux, je pense qu’on atteindra les mêmes niveaux de frais. Et n’oublions pas que chaque intervention peut donner lieu à des complications qui ne pourront être traitées dans des centres ambulants. Ces patients vont donc devoir être transférés en ambulance dans les hôpitaux. Cette perte de temps équivaut à une petite perte de chance. Mais je vois aussi un autre danger : Ces structures privées compliqueraient les recrutements dans les hôpitaux. Où voulez-vous que nous trouvions des spécialistes prêts à travailler les weekends et les nuits, s’ils peuvent également se regrouper entre collègues et faire de petites interventions dans un cadre sécurisé et confortable ?

La ministre signale que les opérations sur les cataractes et des interventions dermatologiques pourront être faites en dehors des hôpitaux. L’AMMD veut voir s’y ajouter les vasectomies, les gastroscopies ou les coloscopies.

Si on sort toutes ces activités, le financement des hôpitaux ne pourra plus être garanti sous sa forme actuelle. Pour faire une gastroscopie par exemple, il faut du matériel et des médicaments, mais également un anesthésiste et du personnel soignant. On en arrive donc vite à un petit Spideelchen. Leur multiplication mettrait le modèle du conventionnement sous pression ; avec la tarification à l’acte que nous avons, le système risquera de buter contre ses limites. Prenez les gastroscopies et les coloscopies. Pour des patients ne présentant pas d’antécédents médicaux, ces examens ne durent pas très longtemps et on peut enchaîner de nombreux patients sur une journée. Si le patient présente par contre des comorbidités importantes et une vulnérabilité plus élevée, l’examen peut devenir beaucoup plus compliqué et chronophage.  Mais dans les deux cas de figure, le tarif pour un examen reste le même. Il serait logique d’effectuer les actes complexes dans un hôpital et de concentrer les examens à faible risque dans les cabinets médicaux, mais il faudrait alors réfléchir à une autre rémunération pour les hôpitaux.

Les écarts au sein de la « nomenclature des actes et services » sont devenus grotesques. En 2022, un radiologue touchait ainsi en moyenne 800 000 euros d’honoraires bruts, contre 185 000 pour un neuropsychiatre.

Les différences sont énormes. Elles ne correspondent certainement pas aux performances de travail… Elles ne sont tout simplement pas justifiées. C’est ce qui fait le beau principe du CHL : Nous essayons d’équilibrer, et nous gagnons un salaire similaire. D’un autre côté, c’est une catastrophe pour retenir certaines spécialités. Les médecins comparent leur salaire avec ce qu’ils pourraient gagner ailleurs en libéral. Cela nous ramène à l’attractivité que nous devons maintenir.

L’AMMD s’estime discriminée par rapport aux médecins d’hôpitaux. Contrairement à ceux-ci, les médecins travaillant en-dehors des hôpitaux doivent payer leurs secrétaires, l’informatique, le loyer…

Ce n’est pas vrai de dire que nous ne payons pas de frais. Au CHL, une partie de notre salaire est retenue pour financer le secrétariat et les bureaux. Nous payons d’ailleurs également un loyer. Et nos secrétaires sont rémunérés selon la convention collective des hôpitaux, c’est-à-dire qu’ils sont beaucoup mieux payés que ceux qui travaillent pour un médecin libéral.

Il y a trois ans, vous évoquiez des discussions « amicales » avec l’AMMD. De toute évidence, les relations se sont refroidies.

Nous voulons vraiment éviter de monter les uns contre autres. Mais nous sommes surpris par certaines positions défendues par l’AMMD. Celle-ci est censée représenter également les médecins hospitaliers.

Vous représentez, quant à vous, exclusivement les 300 médecins hospitaliers salariés, surtout concentrés au CHL. [L’Asbl Médecins salariés hospitaliers revendique 150 membres, ndlr.] Or qu’en est-il de la grande majorité des médecins qui travaillent en libéral aux hôpitaux du Kirchberg, d’Esch ou d’Ettelbruck ?

Nous voulions d’abord donner une voix aux médecins salariés. Parce que chez l’AMMD, ils n’avaient aucune voix. Mais les médecins hospitaliers sont tous confrontés aux mêmes problèmes, qu’ils soient salariés ou non. Et je ne suis pas convaincue que l’AMMD défende toujours leurs intérêts. Si nous créions une association ouverte à tous les médecins hospitaliers, cela ouvrirait de nouvelles perspectives…

… Cela menacerait surtout le monopole de l’AMMD.

Il y aurait alors effectivement deux syndicats en situation de concurrence. Nous discutons actuellement si cela constituerait un avantage ou non. Je n’y vois pas nécessairement quelque chose d’hostile. Les discussions, c’est ce qui caractérise une démocratie. Et nous défendons un autre point de vue que l’AMMD. C’est très clair.

Bernard Thomas
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