Pour ses vingt ans, la Rockhal réveille les fantômes de groupes ayant écrit l’histoire musicale récente du Luxembourg. D’Land revient sur leurs parcours et dresse le portrait d’un Grand-Duché en voie de professionnalisation musicale. Premier épisode avec Monophona

Les herbes folles

d'Lëtzebuerger Land du 12.09.2025

« Mais si, souvient-toi, on a adoré jouer à Groningen, c’était d’ailleurs la seule fois où Giovanni [Trono, de music:LX, ndlr] n’avait pas l’air complètement déçu par notre concert », insiste Claudine Muno. Alors que le souvenir de la chanteuse, guitariste et compositrice de feu Monophona semble net et précis, ses deux co-musiciens Philippe Schirrer et Jorsch Kass ont un peu plus de mal à naviguer dans la brume des réminiscences. « Je me souviens juste d’y avoir acheté une veste », admet, laconique, le batteur Jorsch Kass. Et si l’histoire de Monophona, qui commence en hiver 2010 et finit à l’été pandémique de 2020, se recoupe partiellement avec celle de music:LX, le groupe ne garde pas que des souvenirs positifs des efforts de professionnalisation de la scène musicale.

« L’herbe ne pousse pas plus vite si l’on tire très fort sur les différents brins », explique Claudine Muno. « J’ai peu aimé cette pression qu’on vivait alors. Tout se passait comme si on nous avait donné une nectarine et une râpe à fromage en nous exhortant de préparer un dessert endéans très peu de temps. Les attentes étaient assez élevées – mais on n’a jamais disposé des moyens qu’il nous aurait fallu pour être à la hauteur. On avait un peu l’impression que s’était fait parce que ça sonnait bien, et moins pour vraiment aider les groupes à progresser. »

Pour comprendre sa métaphore et son dépit, il faudrait qu’elle raconte Tokyo, explique la musicienne. Elle hésite, puis Jorsch Kass, très vun der Long op d’Zong, comme on dit en luxembourgeois, insiste : cette histoire, il l’a déjà beaucoup racontée, et puis, tant de temps a coulé sous les ponts qu’il lui paraît tout à fait légitime de la confier enfin à un journaliste.

Alors, Claudine Muno se lance. Conviés par music:LX pour un concert à Tokyo, les trois membres de Monophona acceptent le deal, se disant qu’au pire des cas, on pourra raconter qu’on aura passé le weekend à manger des sushis dans un hôtel à Tokyo. « Et c’est un peu ce qui s’est passé – sauf qu’on a pas mangé de sushis », s’esclaffe la musicienne. « Trêve de plaisanterie, une fois arrivés, il y avait un micro, une table de mixage pour DJ et une batterie en plastique. Manquaient : une vraie batterie, un ampli, des moniteurs, une backline : toutes les choses sur lesquelles on insistait depuis deux mois qu’il nous les fallait absolument pour pouvoir jouer. On nous assurait sans cesse que ce qui manquait n’allait pas tarder à arriver. » Schirrer renchérit : « La politesse japonaise leur interdisant de nous dire qu’en fait, il n’en serait rien ». Le lundi suivant, de retour à son poste d’enseignante au lycée, Claudine Muno a pu raconter qu’elle avait passé le weekend à Tokyo pour jouer un concert – sans jamais le jouer ! « C’eût été mieux, je pense, de nous envoyer six fois à Arlon ou sept fois à Cologne. Quelque chose qui aurait grandi lentement, avec lequel on aurait pu grandir aussi, en tant que groupe. »

Né d’une rencontre entre collègues de travail du Lycée Ermesinde, Monophona réconciliait d’abord deux, puis trois personnalités artistiques diamétralement opposées : l’univers singer-songwriter de Claudine Muno, celui, mâtiné d’électro, de Philippe Schirrer et, ensuite, une fois que Jorsch Kass eut rejoint le groupe, un certain mordant venu du rock. « Cela nous a toujours posé problème quand il s’agissait de définir le genre de musique qu’on jouait, information dont les journalistes étaient avides », se rappelle Jorsch Kass. « Ce qui me fait penser à ce journaliste du Wort qui nous a demandé un jour : c’est quoi, le trip-hop : du hip-hop à trois ? », s’amuse Claudine Muno, à quoi Kass rajoute que, contrairement à Portishead ou Massive Attack, grandes pontes bristoliennes du trip-hop à l’anglaise, Monophona n’avait jamais eu ce rythme chaloupé, un peu traînant.

Après The Spy, premier album conçu en duo, pour lequel Schirrer et Muno se sont envoyé des idées. Philippe ayant demandé à sa collègue de travail des voix, des mélodies pour ses compostions électro qu’il s’amusait ensuite à fignoler dans son studio, les albums suivants ont abandonné les changements de tempo trop abrupts afin de faciliter la transposition scénique des chansons. Suivirent Black on Black et le plus vénère Boys Who Sing, Girls on Bike dont la politisation, aux lendemains désenchantés du Brexit et de ce dont on espérait encore que ce serait le seul mandat de Trump ont laissé leurs traces dans la musique écrite par Muno, qui y lâche même un cri d’exaspération.

La décennie d’activité de Monophona, c’est aussi une époque où manquent encore, dans l’écosystème musical du Luxembourg, beaucoup de postes comme ceux du booker ou du manager– un manque que Schirrer déplore : à l’époque, à chacun de se débrouiller comme il pouvait, avec les moyens du bord, le DIY n’étant alors pas une posture de hipster, mais bel et bien une véritable méthode qui s’étendait de la production à la façon dont on essayait, tant bien que mal, de se professionnaliser.

Avec un peu de chance, on tombait alors sur des gens vraiment bien, comme quand le groupe fit la connaissance de ceux qui allaient les faire signer pour deux albums sur leur label allemand, Kapitän Platte. C’est, pour Claudine Muno, un des souvenirs les plus fous de l’histoire de Monophona. « D’abord, c’était peut-être le seul concert à l’étranger non organisé par music:LX », se souvient Muno. « Et puis, comme les voisins avaient râlé parce qu’il y avait trop de bruit, a dû tout remballer et jouer ailleurs », rajoute Kass. Monophona a donc joué devant une salle complètement vide, sauf quatre personnes : l’ingénieur du son et les gars de Kapitän Platte qui, après le concert ont abordé le groupe pour lui dire qu’ils aimeraient bien les signer sur leur label. Le trio, conscient que les gérants du label étaient passablement éméchés, a d’abord pensé à une de ces promesses qu’on dilue avec le Dafalgan effervescent du lendemain de cuite. Sauf que le lendemain, ils voulaient toujours signer Monophona. « Ayant eu de très mauvaises expériences avec un label, j’étais on ne peut plus sceptique. Mais ces gens-là se sont avérés les personnes les plus gentilles que tu peux rencontrer », dit Muno. Kass évoque des cartes postales qu’il reçoit aujourd’hui encore pour Noël, Muno un disque qu’ils lui ont envoyé en pleine pandémie, parce qu’ils se souvenaient qu’elle aimait bien le groupe.

La décennie Monophona, ce fut aussi celle qui vit le CD péricliter définitivement, à quoi le regain d’intérêt pour les vinyles ni le soin DIY qu’apportait Muno à la personnalisation des disques avec ses dessins n’arrivait pas à remédier. « À la publication de notre troisième album, les ventes avaient vraiment chuté », se souvient Schirrer. Pourtant, leurs trois albums sont encore disponibles sur les plateformes de streaming – une décision où la volonté de faire bénéficier sa musique d’une archive l’emporte sur le dégoût qu’inspirent Spotify et consorts. « Les disques de mon groupe précédent, les Luna Boots, ne sont plus nulle part. Si je n’avais pas de lecteur CD, je ne pourrais plus écouter ma propre musique. Tout aurait disparu. »

De plus en plus d’artistes se retirent de Spotify, non pas parce qu’ils y touchent peu de tantièmes – cela en a toujours été ainsi – mais à cause de l’orientation politique de la plateforme. « Ces groupes-là peuvent probablement se le permettre », estime Kass, avant d’affirmer que Bandcamp, c’est nettement plus humain. « Mais Bandcamp, c’est Paypal, donc Peter Thiel. À éviter aussi », tranche Muno. « De toute façon, au bout du compte, si tu fais un peu de recherches, tu te retrouveras toujours en face de quelqu’un avec qui, politiquement ou humainement, tu ne voudrais pas avoir affaire », conclut Kass.

« Tout cela est devenu tellement compliqué, l’imbrication du politique et de la musique a mené à un tel embrouillamini que je suis presque content qu’on ne soit plus sur scène – non pas que cela ne me plaise plus, mais parce qu’il est éthiquement devenu ingérable d’être dans un groupe », continue alors Kass. Il se rappelle les discussions mouvementées pendant les longues heures de trajet en van. Des discussions ponctuées de fous rires et au cours desquelles trois personnalités très différentes ont fini par se découvrir plus d’un point commun. « Et si on s’est arrêté là, c’est aussi parce qu’on s’est dit que pour continuer Monophona après 2020, il aurait vraiment fallu accepter l’exposition sur les réseaux sociaux. Et ce jeu-là, je n’étais pas prête à le jouer », explique Claudine Muno. Enterrant avec ces mots l’espoir d’un retour du groupe. Resteront les souvenirs. Ou, à défaut, les longues discussions sur la mémoire humaine qui les floute, les entoure de brouillard et qui finit, parfois, par les effacer.

Jeff Schinker
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