Ces entreprises occidentales qui résistent aux sanctions contre la Russie

Celles qui sont restées

Le conseil Affaires générales a voté le 18 juillet un nouveau train de sanctions contre la Russie
Photo: Conseil européen
d'Lëtzebuerger Land du 05.09.2025

Face à l’intransigeance de la Russie qui poursuit inexorablement la réalisation de ses objectifs de guerre (et bombarde massivement en tuant régulièrement des civils), l’UE a voté à l’unanimité le 18 juillet un 18e paquet de sanctions depuis février 2022 et s’apprête à en proposer un 19e dans les semaines à venir. Les opinions publiques affichent une certaine perplexité quant à l’efficacité de cette avalanche de mesures, les médias évoquant régulièrement la poursuite des achats d’énergie à la Russie ou le maintien de l’activité sur place de nombreuses entreprises occidentales. Mais pour ces dernières la situation est plus complexe qu’il n’y paraît.

Depuis le début du conflit, les sanctions internationales ont exclu les secteurs considérés comme essentiels pour la vie quotidienne de la population. Ainsi certains groupes occidentaux ont pu rester en toute légalité pour garantir l’approvisionnement des Russes en produits alimentaires et d’hygiène. C’est notamment le cas de PepsiCo (19 usines et un vaste réseau commercial sur place, 60 000 salariés au total), de Nestlé (huit usines), de Mars (aliments pour animaux et confiserie) ou de Mondelez (marques Milka, Oreo et Toblerone). Procter & Gamble exploite toujours deux grandes usines qui fabriquent des lames de rasoir, des couches pour bébés, de la lessive et des produits d’entretien, et l’Oréal a maintenu en activité son usine de Kalouga, à 200 km de Moscou, où sont fabriqués des shampooings et colorations. La firme française continue aussi d’approvisionner le marché russe avec des « produits essentiels » fabriqués ailleurs.

Le secteur médical et pharmaceutique a également été exclu des sanctions, pour que la population ne soit pas privée de médicaments cruciaux pour la santé publique. Implantées en Russie depuis plusieurs années, la française Sanofi, la britannique AstraZeneca et la slovène Krka y possèdent des sites de production et des réseaux de distribution, tandis que l’allemande Bayer et la suisse FarmaMondo y ont une forte présence commerciale. La grande distribution n’a pas non plus été concernée par les sanctions, en tant qu’acteur-clé de la commercialisation des produits essentiels. C’est ce qui explique le maintien en Russie de la société française Auchan, qui y exploite environ 230 magasins, emploie environ 30 000 personnes, et réalise plus de trois milliards d’euros de chiffre d’affaires, affirmant ainsi œuvrer « pour le bien de la population du pays ».

Mais d’autres entreprises occidentales ont fait le choix de rester, alors même qu’elles ne produisent ni ne vendent des produits de base pour la vie quotidienne et que leurs secteurs d’activité sont parfois directement visés par les sanctions. Certaines opèrent sous leur nom, sans craindre le « risque de réputation » lié à leur présence en Russie. Parmi elles on trouve la société allemande Knauf, important groupe de production de matériaux de construction, notamment les plaques de plâtre, les isolants et les produits de finition. En Russie, elle occupe quelque 4 000 salariés sur quatorze sites industriels.

Dans le domaine des biens et services destinés aux ménages, Philip Morris International (PMI) qui produit notamment les Marlboro, première marque mondiale de cigarettes, dispose toujours d’une usine majeure à Saint-Pétersbourg. La société allemande New Yorker continue d’exploiter ses points de vente sur le territoire russe, offrant des vêtements et accessoires de mode à une large clientèle locale, et l’enseigne de bricolage française Leroy Merlin, qui appartient au même groupe familial qu’Auchan, compte environ 110 magasins en Russie, employant 43.000 personnes.

Le cas le plus étonnant concerne les banques occidentales toujours actives en Russie en dépit des sanctions concernant le secteur de la finance. L’italienne UniCredit, par ailleurs très présente en Europe de l’Est, conserve encore des activités dans la banque de détail et le leasing. Mais c’est surtout la filiale locale de l’autrichienne Raiffeisen Bank International (RBI) qui reste la principale banque à capitaux occidentaux encore active en Russie. D’autres ont choisi une stratégie plus subtile, opérant via des filiales ou des partenaires locaux ou étrangers, avec souvent de nouvelles marques ou enseignes, rendant parfois leur maintien difficile à détecter. Ainsi Coca-Cola commercialise toujours ses sodas via sa filiale de droit local Multon Partners. En juin dernier, le Financial Times a révélé que le groupe espagnol Inditex (enseigne Zara) avait opéré un départ en trompe l’œil du marché russe. Ses 245 magasins ont été repris par le groupe libanais Daher, qui n’est autre que son partenaire en affaires au Moyen-Orient et en Afrique depuis près de trente ans. Passés sous l’enseigne Maag, ils n’ont pas changé de décoration, et proposent des produits identiques à ceux de Zara. Le repreneur a reconnu faire appel aux mêmes sous-traitants et, chose curieuse, Inditex a apporté 57 millions d’euros au capital de son entité russe deux mois à peine avant de la céder à Daher à un prix « inférieur aux conditions normales de marché ».

Les sociétés occidentales toujours présentes en Russie, alors que leur activité tombe plus ou moins explicitement sous le coup des sanctions décidées par leurs pays d’origine, mettent systématiquement en avant des facteurs sociaux, comme la nécessité de protéger l’emploi, voire la sécurité de leurs salariés locaux, envers lesquels elles disent avoir des « responsabilités ». En revanche, elles restent très discrètes sur les enjeux financiers, qui sont pourtant énormes. Le marché russe pèse lourd dans leurs résultats financiers. Chez Zara, la Russie contribuait à cinq pour cent du chiffre d’affaires (soit un milliard d’euros) et à 8,5 pour cent du résultat d’exploitation, des pourcentages voisins de ceux affichés par Philip Morris. Les ventes de Leroy Merlin en Russie se sont élevées à près de deux milliards d’euros en 2024, soit vingt pour cent de son chiffre d’affaires total (et 25 pour cent de son bénéfice). Knauf y a également engrangé près de deux milliards d’euros, soit douze pour cent de son chiffre d’affaires. Le record est détenu par la filiale locale de Raiffeisen, dont le bénéfice représente la moitié de celui du groupe.

Les sociétés occidentales sont montrées du doigt dans leurs propres pays pour des raisons éthiques et morales, car par le biais des impôts et des taxes leur activité alimente les caisses de l’État russe et donc son budget militaire. Une estimation basse mentionnait pour 2023 des versements de près de cinq milliards de dollars d’impôts, plus du quart de cette somme ayant directement été alloué à l’effort militaire russe. Un calcul plus large, portant sur 1 600 entreprises étrangères, aboutissait à un total cumulé de 21,6 milliards de dollars versés au fisc russe entre mars 2022 et décembre 2023. Sur les vingt premières contributrices, 17 étaient issues de pays soutenant officiellement l'Ukraine, notamment des États-Unis (1,2 milliard de dollars d'impôts) et d’Allemagne (700 millions). Plusieurs ONG ont mené des campagnes de boycott, par exemple contre Knauf, accusée de mener des chantiers en Ukraine occupée.

Sur place, les entreprises occidentales ont été plutôt maltraitées, en guise de rétorsion contre les sanctions. Dès septembre 2022, le gouvernement russe a en effet mis en place tout un arsenal juridique et administratif pour freiner leurs départs. Elles doivent obtenir une autorisation spéciale pour céder leurs participations financières ou leurs actifs industriels et commerciaux, ou simplement pour continuer à travailler. Dans certains cas des partenaires ou acquéreurs locaux ont été imposés ou suggérés. Ainsi début 2025, Auchan aurait reçu (et refusé) une offre de Gazprombank, géant gazier dirigé par le Kremlin. Le « coût de sortie » de Russie est devenu prohibitif, ce qui, au passage, a fourni un prétexte tout trouvé à celles qui rechignaient à partir.

Comme conséquence de ces tracasseries, toutes les firmes ayant choisi de rester en Russie ont dû réduire ou suspendre leurs investissements industriels ou commerciaux, comme les campagnes de promotion ou de publicité et le lancement de nouveaux produits. De nouveaux retraits sont annoncés, mais ne se sont pas encore concrétisés comme ceux de Knauf ou de Leroy Merlin, ainsi que ceux des banques Raiffeisen et UniCredit : elles ont déjà restreint leurs opérations et subissent de fortes pressions aussi bien de leur pays d’origine que des autorités russes, mais leur désengagement complet pourrait prendre des mois, voire des années en raison des obstacles réglementaires. Des voix se font désormais entendre pour élargir le champ des sanctions à des secteurs encore protégés pour des raisons « humanitaires » et pour durcir leur application envers les entreprises qui, bien qu’y étant déjà soumises, n’ont eu de cesse de les braver ou de les contourner.

Georges Canto
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