Louise : quand le Heim devient unheimlich
Louise est créée à Paris en 1900, la même année où Freud publie à Vienne sa Traumdeutung, signant ainsi la naissance officielle de la psychanalyse. Est-ce une raison suffisante pour transposer l’action de l’opéra dans un hôpital psychiatrique, même si, dès le premier acte, les parents menacent leur fille de l’interner à Charenton, aujourd’hui Hôpital Esquirol où était interné en son temps le divin marquis et où votre serviteur faisait ses premiers pas de psychiatre ? Admettons. Sauf que de Charenton, situé aux bords de la Marne, il est impossible d’apercevoir les toits de Paris, décor cependant indispensable au spectacle pour faire rêver Louise, pauvre couturière qui vit sous le joug de sa mère tyrannique et de son père qu’on devine incestueux. Mais l’inconscient, on le sait, prend ses libertés avec le temps et l’espace. Quoiqu’il en soit, le Paris printanier de Charpentier n’est pas le Montmartre hivernal de Puccini, et la supposée folie de Louise n’est pas la tuberculose de Mimi ou de Violetta, même si l’emprise du paternel n’a rien à envier à celle du vieux Germont, et même si l’hystérie, à bien des égards, est l’envers psychique (et sociologique) de la tuberculose qui fait tousser la société patriarcale. Car c’est au même moment, au tout début de la « Belle » Époque, que Charcot, dans l’amphithéâtre de la Salpêtrière, met en scène l’hystérie à laquelle Freud, qui assiste à ces « spectacles », va littéralement restituer la parole. Et voilà pourquoi votre fille n’est plus muette, répondent alors les psychanalystes aux Diafoirus de Molière. L’hystérie n’est plus une maladie, mais un cri de révolte poussé par les femmes et aussi des hommes contre le pouvoir et les pouvoirs d’une société bourgeoise, machiste et cadenassée. Le mouvement Metoo n’a rien inventé.
La mise en scène de Christof Loy suggère ainsi que Louise quitte l’asile de Charcot pour le divan de Freud et qu’elle finit par crier à la face de ses géniteurs l’injonction que tous les psychanalystes font à leurs patients : Les parents doivent tout à leurs enfants, les enfants ne doivent rien à leurs parents ! Ce n’est qu’ainsi que les murs de l’asile qui enferment peuvent retrouver leur fonction première de murs qui protègent, et que le foyer parental de la pauvre Louise d’unheimlich devient de nouveau heimlich.
Charpentier n’a pas le génie de Wagner ni de Debussy, et nous devons attendre le troisième acte pour en apprécier tout le talent. Mais là, dès le fameux air de Louise, l’émotion nous prend dans ses bras et ses notes avec une Elsa Dreysig dont la voix et le timbre expriment avec force la révolte, avec tendresse l’amour, avec ambivalence les sentiments œdipiens. Et quand elle se sent étrangère dans le chœur des couturières, nous pensons, bien sûr, à Senta, sa sœur en hystérie, la promise du Hollandais volant, objet de moqueries dans le chœur wagnérien des fileuses. La grande Sophie Koch est presqu’un luxe pour un rôle finalement aussi réduit qu’essentiel. Adam Smith, en amant, campe un ténor à l’italienne, fougueux et troublé à la fois, et Nicolas Courjal chante avec autant de conviction un père d’abord dominateur et sûr de lui, ensuite déchu et désespéré. Giacomo Sagripanti dirige d’une baguette très dramatique l’Orchestre de l’Opera de Lyon dont la pâte sonore épouse parfaitement le côté naturaliste de ce véritable « roman musical » (Émile Zola et Henri Murger ne sont pas loin). Les chœurs de ce même opéra apportent tout ce qu’il faut de fête et de cancan à ce Paris (pas que) Belle Époque.
The Nine Jewelled Deer : quand le bon
se fait beau
La biche aux neuf bijoux est à l’opéra ce que Les bijoux de la Castafiore sont aux aventures de Tintin : Une histoire qui n’en est pas une et où il n’y a pas de méchants. C’est un OMNI, un objet musical non identifié, qu’on verrait édité par ECM plutôt que par Deutsche Grammophon, qui tisse un lien (car c’est bien de cela qu’il s’agit) entre musiques traditionnelle, classique, jazz et contemporaine, entre l’Orient et l’Occident, entre le chant, le verbe et les arts plastiques. C’est un opéra dans le sens étymologique du terme qui signifie œuvre au pluriel, une rencontre aussi entre le passé et le présent, entre l’époque mythique et mystique de Bouddha et le monde sécularisé d’aujourd’hui, en passant par la période des happy hippies bercés par le My sweet Lord de George Harrison et le sitar de Ravi Shankar. Et pourquoi ne pas penser à quelque cantate de Jean Sébastien Bach qui reprend vie dans les merveilleux duos entre chant et alto, chant et saxo, chant et clarinette ?
Le décor est réduit au minimum, récitants et musiciens se rencontrant devant un écran dont les peintures et gribouillis rappellent les gravures rupestres censées raconter l’histoire du cerf qui sauve de la noyade un être en train de sombrer. À moins que ce ne soit une biche, le terme deer ne rimant pas pour rien avec queer, désignant à la fois la femelle et le mâle. Comme chez Platon, le bien s’exprime par le beau, aussi y a-t-il de purs moments d’enchantement dans le spectacle, notamment quand la grand-mère transmet en chantant et en gesticulant son savoir et sa générosité à sa petite-fille qui l’imite comme un écho. Dans sa mise en scène, Peter Sellars fait le minimum syndical et c’est tant mieux. Huit musiciens, trois hommes et cinq femmes, interprètent magistralement cette grande prière, sorte de Love Supreme quasi coltranien, conçue par Sivan Eldar pour la composition et Ganavya Doraiswamy pour le texte et la voix, prouvant par-là que les bons sentiments font parfois de beaux spectacles. Ils ne sont pas à l’abri pour autant de l’ennui qui embaume vers la fin le public. La sagesse de l’Orient n’est pas loin de l’ennui de l’Occident, l’ataraxie des Grecs est là pour en témoigner. Et si le bouddhisme reste comme une espèce de religion pour les nuls, il faut cependant reconnaître que l’ésotérisme oriental vaut bien l’égotérisme occidental.
La Calisto : quand la féérie se terre
Phaéton n’a pas arrêté son char et, à trop s’être rapproché du soleil, il a brûlé la terre qui n’est plus que désolation et sécheresse. Cela ne vous rappelle rien ? L’orgueil du dieu antique anticipe la cupidité de l’homme moderne qui cherche son deus ex machina pour le sauver. Dans les Métamorphoses d’Ovide, qui servent de trame à l’opéra de Cavalli, Jupiter cherche à reféconder la planète et tombe, une fois de plus, amoureux d’une nymphe, cette fois-ci la belle Callisto qui, cependant, ne veut pas de lui car attachée à la chaste Diane chasseresse. Mais Diane aime secrètement Endimione qui le lui rend bien. Mercure propose alors à son père Jupiter de se déguiser pour mieux séduire la réticente et voilà que c’est, comme dans Amphitryon, reparti pour un tour de cache-cache et de travestissement, où le désir erre et se perd entre dieu et mortelle, entre homme et homme, entre femme et femme, parfois même entre femme et homme. Il y a du Leporello dans Mercure, dieu des voleurs et des commerçants, à moins que ce ne soit l’inverse, (ou la même chose), du Don Giovanni dans Jupiter, du commandeur et de la Dona Elvira dans Junon, l’éternelle et jalouse cocue. Le mensonge se fait songe, voire Songe d’une nuit d’été avec la même porosité entre sexes et genres, entre humains et animaux, entre monde animé et monde inanimé. Calisto sera métamorphosée en ourse par Junon, en constellation par Jupiter, la Grande Ourse qui nous prend toute l’année à témoin de sa mélancolie.
Il relève, évidemment, d’une mission quasi impossible de faire oublier la production de René Jacobs et de Herbert Wernicke pour la Monnaie de Bruxelles avec laquelle Frank Feitler inaugura au début du millénaire la réouverture du Grand Théâtre à Luxembourg. La production aixoise,
coproduite avec Luxembourg, sera donnée la saison prochaine au même théâtre et le public pourra en juger. Mais disons-le d’emblée, la féérie baroque de Jacobs/Wernicke, qui évoluait entre ciel et terre, a fait place ici à une production bassement terre à terre qui se traîne dans un palais rococo avec des personnages en costumes d’époque. Au milieu de la scène, un grand plateau tournant, sorte de roue dans lequel s’échineraient des hamsters courant derrière leur désir, toujours à la dérobade. Tout cela est plaisant, presque mozartien, mais à mille lieues de la magie baroque. Avec quelques fausses bonnes idées comme celle de faire tondre Calisto comme une vulgaire collabo et une seule vraie bonne idée, celle qui prend enfin quelque liberté avec le texte original en faisant assassiner Jupiter par Calisto. Retenons la leçon : il n’y a plus de salut, et l’éternel retour des choses, cher à Nietzsche, connaît un arrêt net et brutal.
La mise en scène de la Néerlandaise Jetske Mijnessen tient plus d’une mise en espace et laisse libre cours au jeu et chant des protagonistes qui s’en donnent à cœur joie. Alex Rosen est extraordinaire en Jupiter dont la basse réussit quelques frivoles excursions dans la tessiture du contre-ténor quand il se travestit en Diane. La Junon de la mezzo italienne Anna Bonitatibus se départit rarement de son altièreté, et son autorité s’impose même dans les pires moments de jalousie et de cruauté, question d’habitude sans doute. Face à elle, Lauranne Oliva campe une Calisto blessée, fragile et, o surprise, déterminée à la fin du drame. La Diane de Giuseppina Bridelli est tour à tour chaste et chasseresse, face notamment à Paul-Antoine Bénos-Djian en Endimione virevoltant, parfois clownesque, parfois meurtri. À la tête de sa formation Ensemble Correspondances, le chef Sébastien Daucé a fait un bon travail de musicologue en portant l’orchestre original de Cavalli qui comptait 6 (six !) instrumentistes à une phalange de 33 (trente-trois !) musiciens qui déploient avec maestria un son entre baroque et préclassique.
The story of Billy Budd, sailor : quand le sublime rencontre l’abject
Billy, le matelot sur le bateau, c’est Tadzio, l’ado sur la plage de Venise, c’est-à-dire l’innocence et la beauté absolues qui fascinent deux artistes homosexuels, Benjamin Britten et Thomas Mann avec son alter ego Gustav Mahler. En réécrivant et en resserrant Billy Budd de Benjamin Britten, Ted Huffman et Oliver Leith en ont fait une réduction qui, comme un fond de sauce, concentre, dans le huis-clos d’un bateau britannique, les sentiments d’amitié, d’amour, de jalousie, de haine et de frustrations qui agitent officiers et matelots, plus ou moins « shanghayés », c’est-à-à-dire kidnappés sur un navire français, le bien nommé Droits de l’homme. Le maître d’armes Claggart, sorte de mal absolu à la Iago, accuse faussement Billy de mutinerie qui, pris de bégaiement et n’arrivant donc pas à s’expliquer, tue d’un coup de poing son persécuteur. Le capitaine Vere, tel Ponce Pilate, tel Créon aussi, est obligé de rendre la justice, non pas sous un chêne, mais comme un gland, ordonnant la pendaison de Billy à la vergue du grand mât de misaine. On le voit, jusqu’aux mots, la sexualité est omniprésente, car tout tourne autour de la fascination érotique (de fasinus, pénis) qu’inspire Billy, dont la bonté intérieure se reflète (revoilà Socrate et Platon) dans sa beauté extérieure. Le vieux Vere, qui est aussi le narrateur de l’histoire, fait penser, rien de moins, à la figure de Dieu-le-Père, obligé, à son corps défendant, de condamner à mort son fils, le Christ. « C’est écrit », cite-t-il, presque mot pour mot, les écritures. Et le grand mât se fait croix, et le navire se fait Golgotha.
Cette production est un chef d’œuvre absolu, méritant sans aucun doute la Palme d’Or du festival. Les décors et la mise en scène sont aussi minimalistes que l’adaptation. La musique, interprétée par quelques rares musiciens dirigés des claviers par Finnegan Downie Dear, est grinçante et menaçante avec maints effets empruntant aux musiques classique, contemporaine et électronique. Le chœur à la sonorité voilée et à peine suggérée amène un contrepoint bienvenu de promesses d’un espoir céleste ou, pourquoi pas, sous-marin. Citer quelques chanteurs serait faire injure à tous les membres d’une équipe homogène aux talents individuels sortant tous du lot.
Si la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique, cette musique-là, toute martiale qu’elle est, n’a rien de militaire.
Don Giovanni : quand Audi tire sa révérence
Pauvre Don Juan qui, à peine lavé du soupçon d’homosexualité qui ne sert (presque) plus de repoussoir, se trouve accusé aujourd’hui de pédophilie, comme le souligne lourdement Robert Icke, metteur en scène de cette nouvelle production aixoise, qui fait défiler ad nauseam, tout au long du spectacle, une enfant en guise de spectre autrement plus menaçant que celui de la statue du commandeur. Dans le catalogue des productions de cet opéra emblématique, c’est la huitième fois que nous assistons au sexe des ex à Aix. Bravo au catwalk des mannequins qui illustrent le fameux Air du Catalogue, bravo au duo genre Je t’aime moi non plus entre Maseppo (fougueux Pawel Horodyski) et Zerline (ravissante Madison Nonoa), bravo et merci pour toutes ces scènes et scénettes qui montrent tout simplement l’histoire et les histoires telles que Da Ponte les a racontées. Dommage seulement que ces perles soient enfilées dans un collier lourdingue d’un théâtre de régie qui donne à voir les interprétations un peu confuses du metteur en scène britannique qui signe là son premier opéra : fusion des rôles entre le commandeur et Don Giovanni, inversion des rôles entre Don Giovanni en jogging et Leporello en habit de bourgeois, transposition de l’histoire dans un hôpital qu’on devine psychiatrique (encore !) et jusqu’à la poursuite des protagonistes par ce qu’il faut bien appeler des paparazzi, caméra au poing, ce qui nous vaut, encore et encore, des vidéos tautologiques .
Tout cela ne suffit pas à gâcher la fête, ni d’ailleurs la défête, d’autant plus que Sir Simon Rattle, à la tête de sa phalange de l’Orchestre symphonique de la Radio bavaroise, nous fait cadeau d’un Mozart comme on n’ose plus le jouer : une masse musicale ample et sonore, dramatique à souhait, limite dix-neuvième siècle, avec juste ce qu’il faut de clins d’œil aux baroqueux et autres interprètes « historiquement informés ». Les voix n’ont plus alors qu’à se fondre dans cet écrin : le Don Giovanni d’André Schuen est riche de toutes les nuances qui vont du triomphalisme (retenu, certes) à une déchéance sous perfusion, le Leporello de Krzystof Baczyk supporte aisément la comparaison avec tous ses illustres prédécesseurs, Magdalena Kozena est une Dona Elvira plus compatissante que vindicative, quant à Don Ottavio, un rôle souvent ingrat comme beaucoup de ténors mozartiens, Amitai Pati est admirable dans ses hésitations toutes hamletiennes comme dans sa rage de venger le beau-père.
« Qui est mort, vous ou le vieux ? » demande Leporello au tout début de l’opéra. C’est, malheureusement, Pierre Audi, emporté par une crise cardiaque quelques semaines avant le début du festival. C’est lui, feu le commandeur, qui a commandé cette production, fidèle à sa devise toute kantienne : Audi sapere ! Ose savoir ! p