Lundi dernier au château de Senningen, la ministre de l’Agriculture, Martine Hansen (CSV), a déclaré en introduction de la conférence de presse suivant le Wäibaudësch que 61 pour cent des 172 exploitations viticoles du pays étaient dirigées par des vignerons de plus de cinquante ans. Elle expliquait s’inquiéter de l’absence de programmation de la succession pour un bon nombre d’entre elles. C’est un fait que, depuis quelques années, les vignes en friche se multiplient sur la Moselle. Elles couvrent désormais 25 hectares (sur 1 250 au total), et peut-être cent très bientôt, selon la ministre. Officieusement, le worst case scenario établi par l’Institut vini-viticole (IVV) évoque un chiffre beaucoup plus élevé.
Toutes ces statistiques sont factuellement exactes, mais elles méritent une lecture un peu plus approfondie. Tout d’abord, la Moselle luxembourgeoise ne compte pas 172 vignerons. Entre les indépendants, le négoce (Bernard-Massard, Desom et Gales) et la coopérative Vinsmoselle, une cinquantaine de maisons produisent des bouteilles en leur nom. Les autres sont des viticulteurs qui vendent leurs raisins, sans élaborer leurs bouteilles. Parmi eux, il existe quelques très grandes propriétés, mais surtout une majorité de toutes petites, au sein desquelles la viticulture ne représente qu’un complément de revenus.
Si le vieillissement statistique de la corporation est un constat depuis plus d’une décennie, tous les acteurs ne sont pas touchés au même niveau. Les vignerons indépendants n’ont en principe pas de problème à transmettre leur vignoble. Ces dernières années, beaucoup de jeunes sont arrivés pour mettre en place une transition sans heurts (L&R Kox, Schmit-Fohl, Berna, Cep d’Or, Häremillen, Sunnen-Hoffmann, René Bentz, Claude Bentz, Benoit & Claude…). Un seul domaine important, Krier-Bisenius, va disparaître prochainement faute de succession.
Le négoce a plutôt bien géré les changements de générations. Antoine Clasen (Bernard-Massard et Clos des Rochers), Marc Desom (Cave et Domaine Desom) et Isabelle Gales (Gales et Saint-Martin) sont de jeunes patrons. À noter toutefois que les vignes du négociant Krier-Frères, sans succession, ont été reprises par Gales, qui vinifiait déjà ses raisins depuis longtemps. Bernard-Massard, de son côté, a mis dans son escarcelle celles de Mathes (sur la Koeppchen à Wormeldange, notamment), qui se trouvaient également sur le marché faute d’intérêt de la nouvelle génération.
Les vieux de Vinsmoselle
Ce que ne dit pas Martine Hansen, c’est que la pyramide des âges inquiète surtout chez les Domaines Vinsmoselle. Il est d’ailleurs étonnant que le secteur dans son ensemble fasse preuve d’une telle retenue en n’accablant pas le principal malade. Il y a quelques années, les discours auraient été bien plus véhéments. Jeff Konsbruck, vice-président des vignerons indépendants et présent à la conférence de presse sous la casquette de président du Fonds de solidarité viticole, a joué le jeu de cette communication pudique.
Paradoxalement, ce n’est peut-être pas bon signe. La coopérative est un mastodonte dans le paysage viticole luxembourgeois. Même si la superficie qu’ils travaillent est en baisse, ses membres cultivent encore près de la moitié du vignoble national. Si sa situation venait à se dégrader gravement, tout le secteur serait impacté. Alors autant essayer de trouver ensemble des solutions.
Non traitées, les friches deviennent des foyers à maladies or, sous nos latitudes, il n’y aurait pas de récolte sans traitements. Le mildiou ou l’oïdium prospèrent donc dans ces vignes abandonnées. Une friche induit de grosses difficultés et un risque de perte de revenus pour le vigneron voisin.
De plus, les vignerons luxembourgeois ont passé un gentlemen’s agreement en 2017 pour bannir les insecticides des surfaces concernées par l’AOP Moselle luxembourgeoise. À la place, ils sont tenus d’installer à distance régulière des petites capsules qui dispersent les phéromones de deux espèces de papillons qui pondent leurs œufs dans les raisins. La méthode est efficace, tant que l’emploi des Rak (le nom commercial de ces dispositifs produits par BASF) est systématique. Les friches brisent cet effort commun.
Plusieurs pistes présentées lors du Wäibaudësch pour éviter l’ensauvagement des rives de la Moselle ont été jugées « intéressantes » par Jeff Konsbruck. Outre la création d’une bourse pour faciliter l’acquisition ou la location de vignes, l’idée d’un accompagnement de l’arrachage a été validée. Dans un premier temps, Martine Hansen souhaite instaurer une prime sanitaire qui soutiendra financièrement l’arrachage des vignes. Ce concept était sujet à controverse. Guy Krier, président des vignerons indépendants, expliquait regretter que « l’État subventionne les viticulteurs qui arrêtent, plutôt que ceux qui poursuivent leur activité ». Ce système à la française s’oppose au modèle allemand. De l’autre côté de la Moselle, si le vigneron n’arrache pas sa vigne endéans les deux ans, ce sont les pouvoirs publics qui s’en chargent et lui envoient la facture. Un entre-deux a été trouvé : la prime sanitaire durera deux ans, le temps de faire naître une loi qui imposera aux vignerons de nettoyer eux-mêmes leurs friches.
Une prime de reconversion permettra également d’aider les vignerons qui souhaiteront arracher des cépages peu valorisés (elbling et rivaner) pour les remplacer par d’autres, générateurs de plus grande valeur ajoutée (riesling, pinots, chardonnay, cépages rouges…). La possibilité de planter des vergers plutôt que des vignes sera aussi discutée.
Restructuration
La perte d’attractivité de Vinsmoselle pour ses vignerons s’explique facilement : « Le prix du raisin n’a pratiquement pas changé depuis 25 ou trente ans, alors que les frais ont beaucoup augmenté, eux », explique un ancien membre de la coopérative sans successeur, qui loue certaines vignes, d’autres étant justement en friche. Selon lui, les prix sont supérieurs d’un bon quart chez le négoce, « mais ils ont assez de raisins et ne prennent plus personne. » Il évoque aussi les nouvelles règles de l’AOP, appliquées depuis 2014.« Pour augmenter la qualité des vins, les rendements ont été limités. C’est très bien, mais pour les vignerons, moins de kilos c’est aussi moins d’argent. »
André Mehlen, qui dirige Vinsmoselle depuis 2023, se dit conscient du problème. « Les vignerons ont raison et j’aimerais beaucoup leur donner plus d’argent, mais je n’ai pas de planche à billets… Je dois faire avec ce que j’ai. Nous avons lancé de nombreuses réformes pour y parvenir, mais cela prend du temps. » Le tort de la coopérative est d’avoir refusé d’évoluer depuis bien trop longtemps. Éblouie par l’épatant succès commercial de ses crémants Poll Fabaire, elle s’est endormie. « Notre structure n’est plus adaptée à notre activité, nos coûts de fonctionnement sont trop élevés », reconnaît l’ancien contrôleur des vins de l’Institut viti-vinicole. Le temps est donc à la rationalisation.
Les domaines Vinsmoselle sont nés de l’unification progressive, à partir de 1966, de toutes les caves coopératives du pays. Ces structures historiques sont importantes symboliquement. Avec leur style art déco mâtiné de modernisme, ses bâtiments sont emblématiques, mais ils ne répondent plus à un impératif fonctionnel. Celle de Greiveldange est louée depuis bien longtemps, celle de Stadtbredimus a été vendue en 2020, tandis que la cave de Remerschen suit le même chemin. Un PAP pour la transformer en 42 logements est déjà validé, sa cession est en cours de négociation. L’État est intéressé, mais rien n’est encore finalisé.
Aujourd’hui, Vinsmoselle ne vinifie qu’à Grevenmacher et Wellenstein. Cette dernière, agrandie et modernisée en 2022, est son nouveau centre névralgique. Wormeldange a fermé ses pressoirs l’année dernière. Seule la deuxième fermentation des crémants y a encore lieu, mais elle déménagera elle aussi à Wellenstein dans deux ou trois ans. « Si nous réduisons davantage notre gamme en supprimant quelques références ou quelques formats, nous pourrions gagner suffisamment de place pour prendre les crémants sans avoir besoin d’investir », précise André Mehlen.
Pour Vinsmoselle, en soi, produire moins n’est pas un problème, tant que la perte de volume concerne les vins d’entrée de gamme. « Tant qu’à faire, nous essayons de faire en sorte que les vignes que nous perdons soient les moins intéressantes. Lorsque d’autres vignerons peuvent reprendre les bons coteaux, nous les incitons à le faire », souligne le directeur.
Ces dernières années, la production a tourné autour de cinq millions de litres de vin. Alors que les Luxembourgeois boivent neuf litres de crus luxembourgeois par an (sur quarante au total), il est indispensable de trouver des débouchés à l’export. Un vrai défi dans un contexte international aussi imprévisible. « Nous sommes très contents d’avoir convaincu ces dernières semaines le monopole étatique suédois Systembolaget, qui vendra notre riesling Vignum Paradäis à partir du mois de septembre. Entrer dans ces structures est compliqué, mais les prix qu’ils nous offrent sont corrects et si cela marche, ils prendront peut-être d’autres références. »
Low alcool
Le prix est évidemment un élément décisif. Vinsmoselle a déjà perdu une grande partie du marché belge, faute d’avoir pu s’aligner sur les offres extrêmement basses proposées par d’autres régions, dont l’Alsace. Lors d’une récente mission économique au Japon (Tokyo, Osaka) en compagnie du commissaire européen à l’agriculture Christophe Hansen (CSV), André Mehlen a compris qu’il aurait du mal à entrer sur ce marché. Outre le fait que les Japonais soient de petits buveurs (trois litres par tête et par an), la concurrence est rude : « Dans les supermarchés, des crémants français sont vendus autour de dix euros. L’importateur nous a dit qu’avec nos prix, il ne pourrait pas mettre les nôtres en rayon en dessous de vingt. Ça ne sert à rien, nous n’avons aucune chance. »
Suivant l’évolution du marché, Vinsmoselle teste des niches. Sur le plan mondial, celle du vin sans alcool semble prometteuse. La première bouteille, un vin blanc, est sortie de la coopérative en 2023. La coopérative a complété la gamme en début d’année avec un rosé et un mousseux. « Je ne pense pas que cela intéresse beaucoup les amateurs de vins, mais cette offre peut séduire des personnes qui n’en consommaient pas et qui veulent boire autre chose que des softs ou de l’eau », suggère-t-il. Les ventes progressent de vingt pour cent par an mais les volumes sont faibles, moins de 20 000 bouteilles annuellement. Les caves Schlink, premières à se lancer dans le pays en 2021, n’en produisent que 6 000 par an.
L’initiative fiscale présentée par le ministre des Finances lors du Wäibaudësch va permettre de tester les vins peu alcoolisés sur le marché. Elle les exclura des accises mises en place pour taxer fortement les alcopops (6 euros par litre). Une piste en plus, à voir ce que les vignerons en feront.
La viticulture luxembourgeoise se situe à un tournant. Les indépendants et le négoce sont en bonne position, au point de corde, et ils négocient la sortie assez sereinement. Ils ont su évoluer et, bien qu’il soit de plus en plus difficile de vendre du vin, faute à un marché en berne, ils devraient s’en sortir.
La situation de Vinsmoselle est nettement moins confortable. Lancée dans une restructuration tardive, elle n’a plus de temps à perdre ni droit à l’erreur. André Mehlen, c’est logique, croit à son redressement. « Nous voyons la lumière au bout du tunnel. Je suis confiant, car je vois qu’au sein de la coopérative, tout le monde a enfin compris que nous devions évoluer pour être plus efficaces et plus rentables. » Pour preuve, selon lui, le Conseil d’administration a validé à l’unanimité la vente de la cave de Remerschen. Son dernier bilan financier (2023), toutefois, n’est pas bon du tout. Il affiche près de 3,1 millions d’euros de pertes, la faute à de petites récoltes les années précédentes et à la hausse du coût des bouteilles en verre, explique son directeur.